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JOURNAL

veux dire. On ne comprendra pas, parce que l’on n’a pas éprouvé. Non, ce n’est pas cela ; c’est que je suis désespérée toutes les fois que je veux faire comprendre ce que je sens !!… C’est comme dans un cauchemar quand on n’a pas la force de crier !

D’ailleurs, jamais aucun écrit ne donnera la moindre idée de la vie réelle. Comment expliquer cette fraîcheur, ces parfums de souvenir ? On peut inventer, on peut créer, mais on ne peut pas copier… On a beau sentir en écrivant, il n’en résulte que des mots communs : bois, montagne, ciel, lune ; tout le monde dit la même chose. Et d’ailleurs, pourquoi tout cela, qu’importe aux autres ? Les autres ne comprendront jamais, puisque ce ne sont pas eux, mais moi ; moi seule, je comprends, je me souviens. Et puis, les hommes ne valent pas la peine qu’on prendrait pour leur faire comprendre tout cela. Chacun sent comme moi, pour soi. Je voudrais arriver à voir les autres sentir comme moi, pour moi ; c’est impossible, il leur faudrait être moi.

Ma fille, ma fille, laisse cela tranquille, tu te perds dans des subtilités. Tu deviendras folle, si tu t’acharnes après cela, comme jadis après ton fond… Il y a tant de gens d’esprit ! Eh bien, non ! je voulais dire que c’est à eux de démêler… Eh bien, non ! Ils savent créer, mais démêler, non, non, cent mille fois non ! Dans tout cela, ce qui est très clair, c’est que j’ai le mal du pays de Nice.


Lundi 6 septembre. — Dans cet abattement et dans cette douleur affreuse de tous les instants, je ne maudis pas la vie, au contraire, je l’aime et je la trouve bonne. Le croira-t-on ? je trouve tout bon et agréable, jusqu’aux être chagrine et triste.