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JOURNAL

me fatigue, adieu ma beauté ! rien de plus fragile que moi. Quand je suis heureuse, tranquille, alors seulement je suis adorable.

Quand je suis fatiguée ou fâchée, je ne suis pas belle, je suis plutôt laide. Je m’épanouis au bonheur comme les fleurs au soleil. On me verra, on a le temps, Dieu merci ! Je ne fais que commencer à devenir ce que je serai à vingt ans.

Je suis comme Agar dans le désert, j’attends et je désire une âme vivante.


Paris. Mardi 24 août. — J’espère entrer dans le monde, dans ce monde que j’appelle à grands cris et à deux genoux, car c’est ma vie, mon bonheur. Je commence à vivre et à tâcher de réaliser mes rêves de devenir célèbre : je suis déjà connue par bien des gens. Je me regarde dans la glace et je me vois jolie. Je suis jolie, que me faut-il de plus ? Ne puis-je pas tout avec cela ? Mon Dieu, en me donnant ce peu de beauté (je dis peu par modestie), c’est encore trop venant de vous, ô mon Dieu ! Je me sens belle, il me semble que tout me réussira. Tout me sourit et je suis heureuse, heureuse, heureuse !

Le bruit de Paris, cet hôtel grand comme une ville, toujours marchant, parlant, lisant, fumant, regardant, m’étourdissent. J’aime Paris et mon cœur bat. Je veux plus vite vivre, plus vite, vite… (« Je n’ai jamais vu une telle fièvre de la vie, dit D… en me regardant. ») C’est vrai, je crains que ce désir de vivre à la vapeur ne soit le présage d’une existence courte. Qui