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DE MARIE BASHKIRTSEFF.

veulent tout anéantir. Plus de civilisation, plus d’art, plus de belles et grandes choses. Simplement les moyens matériels pour subsister. Le travail aussi en commun, personne n’aura le droit de s’élever par quelque mérite que ce soit au-dessus des autres. On veut anéantir les Universités, l’enseignement supérieur, pour réduire la Russie en une espèce de caricature de Lacédémone. J’espère que Dieu et l’empereur les confondront. Je prierai Dieu de préserver mon pays de ces bêtes féroces. — D… paraît frappé de tout ce que je dis et s’étonne de trouver en moi une telle fièvre de la vie. Nous parlons de nos meubles, il manque de tomber à la renverse à la description de ma chambre. « Mais c’est un temple, un conte des Mille et une Nuits ! s’écrie-t-il ; mais on doit y entrer à genoux. C’est prodigieux, unique, remarquable. » Il veut débrouiller mon caractère, me demande si j’effeuille des marguerites. — « Oui, très souvent, pour savoir si le dîner sera bon. — Mais comment, une chambre si poétique, si féerique, et à côté de cela demander à une marguerite si le chef a réussi un dîner ? oh ! mais non, c’est incroyable ! » — Ce qui l’amuse, c’est que j’assure avoir deux cœurs. Je me plaisais à le faire crier et s’étonner pour une multitude de contrastes. Je montais au ciel et sans transition aucune je retombais sur la terre, ainsi de suite : je m’exhibe comme une personne qui veut vivre et s’amuser et ne soupçonne pas la possibilité d’aimer. Et lui s’étonne, dit qu’il a peur de moi, que c’est prodigieux, surnaturel, affreux !…

Ce que j’aime le mieux quand il n’y a personne pour qui être, c’est la solitude.

Mes cheveux, noués à la Psyché, sont plus roux que jamais. Robe de laine de ce blanc particulier, seyant et gracieux ; un fichu de dentelle autour du cou. J’ai