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DE MARIE BASHKIRTSEFF.

fumées avec une poudre contre la maladie (que je n’ose pas nommer)[1]. Je me rendormis encore jusqu’à onze heures. Je n’osais rouvrir les yeux. Quelle verdure, quels arbres, quelles maisons propres, quelles gentilles Allemandes, comme les champs sont cultivés ! C’est charmant, délicieux, superbe. Je ne suis pas du tout, comme on dit, insensible aux beautés de la nature, mais au contraire. Je n’admire pas, sans doute, les roches arides, les oliviers pâles, le paysage mort ; mais j’admire les montagnes couvertes d’arbres, les plaines cultivées délicieusement ou couvertes d’un tapis de velours, avec des laboureurs ; des femmes, des paysages.

Ici, je ne pouvais me lasser d’être à la fenêtre et d’admirer. On va vite avec l’express, tout passe, tout fuit et tout est si beau ! voilà ce que j’admire de tout mon cœur. À huit heures, je me suis assise, car j’étais fatiguée ; à une station, des petites Allemandes viennent crier à nos oreilles : « Frisch Wasser ! Frisch Wasser ! » Dina a mal à la tête.

À propos, très souvent je tâche de savoir ce que j’ai en face de moi-même, mais bien caché, la vérité enfin. Car tout ce que je pense, tout ce que je sens, est seulement extérieur. Eh bien, je ne sais pas, il me semble qu’il n’y a rien. Comme, par exemple, quand je vois le duc, je ne sais si je le hais ou je l’adore ; je veux rentrer dans mon âme et je ne le puis. Lorsque j’ai à faire un difficile problème, je pense, je commence, il me semble que j’y suis ; mais au moment où je veux rassembler mes idées, tout s’en va, tout se perd, et ma pensée s’en va si loin ; que je m’étonne et je ne comprends rien. Tout ce que je dis n’est pas encore mon fond, je n’en ai pas. Je ne vis qu’en dehors. Rester ou

  1. Le choléra.