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DE MARIE BASHKIRTSEFF.

Maman est couchée et tous nous sommes autour d’elle, lorsque le docteur, revenant de chez les Paton, dit qu’Abramowich est mort ! C’est terrifiant, incroyable, étrange !… Je ne peux pas croire qu’il soit mort. On ne peut pas mourir quand on est charmant, aimable. Il me semble toujours que l’hiver il reviendra avec sa fameuse pelisse et son plaid. C’est affreux, la mort ! Vraiment, je suis très fâchée de sa mort. Il y a donc des G…, des S… qui vivent et un jeune homme comme Abramowich meurt ! Tout le monde en est consterné, même Dina a laissé échapper une exclamation ! Je m’empresse d’écrire une lettre à Hélène Howard. Tout le monde est dans ma chambre lorsque cette triste nouvelle arrive.


9 juin. — J’ai commencé l’étude du dessin ; je me sens fatiguée, molle, incapable de travailler. Les étés à Nice me tuent, il n’y a personne, je suis prête à pleurer, enfin je souffre. On ne vit qu’une fois. Passer un été à Nice, c’est perdre la moitié de la vie. Je pleure maintenant, une larme est tombée sur le papier. Oh ! si maman et les autres savaient combien cela me coûte de rester ici, ils ne me garderaient pas dans cet AFFREUX désert. Rien ne me préoccupe de lui, il y a si longtemps que je n’en ai entendu parler ! Il me semble mort. Et puis, je suis dans un brouillard ; le passé, je me le rappelle à peine, le présent me semble hideux… Je suis toute changée, la voix enrouée, je suis laide ; avant, en me réveillant, j’étais rose et fraîche… Mais qu’est-ce qui me ronge ainsi ? Que m’est-il arrivé, que m’arrivera-t-il ?

On a loué la villa Bacchi. À dire vrai, c’est une peine énorme de demeurer là ; pour le bourgeois, ça va, mais pour nous !… Moi, je suis aristocrate. J’aime mieux un