Page:Bashkirtseff - Journal, 1890, tome 1.pdf/308

Cette page n’a pas encore été corrigée
305
DE MARIE BASHKIRTSEFF.

seller un d’eux, mais on soulevait un océan de craintes et je laissais aller. Enfin aujourd’hui, tant par dépit contre ma poltronnerie que pour remplir le sac à nouvelles des crocodiles, j’ordonnai qu’on sellât la bête, Pendant que je jouais, mon père couché sur l’herbe ne faisait que promener ses regards clignotants de moi aux crocodiles. Il fut content de l’impression. Mon costume biscornu, mais adorable, était encore rehaussé par un foulard blanc que je me mis sur la tête, bas sur le front, attaché derrière, et les bouts revenant par devant à la manière des Egyptiennes, tout en couvrant la nuque et le cou. On amena le cheval et il s’éleva un cheur d’objections. Enfin Kapitanenko, en souvenir de son service de garde à cheval, le monta ; mais dès les premiers pas il fut si secoué que les spectateurs charitables se mirent à rire aussi bêtement que

possible. Le cheval se cabrait, s’arrêtait, s’emportait, et Kapitanenko déclara au milieu de la gaieté générale que je pourrais le monter… dans trois mois. — Je regardais la bête frémissante, dont la peau se couvrait à chaque instant de veines, comme lorsque le vent ride la surface de l’eau, et je me disais : —— Tu vas donner en spectacle ta fausse bravoure, ma fille, tu feras comme une vraie demoiselle, les crocodiles n’auront rien à raconter de toi. Tu as peur ? Tant mieux, car ceux-là seuls sont braves qui craignent et marchent tout de même audevant de ce qu’ils craignent ; la bravoure ne consiste pas à faire une chose dont les autres ont peur et qui ne vous effraye pas. Mais la vraie, la seule bravoure, c’est de se forcer à faire quelque chose que l’on craint. Je montai quatre à quatre l’escalier, je mis mon amazone noire, une toque de velours noir et je redescendis pour remonter ecore.. à cheval… • B.

26.