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JOURNAL

que je désire que j’ose le nier ? Non, non, il est plus miséricordieux, il ne laissera pas ma belle âme se déchirer par des doutes criminels.

Ce matin, j’ai montré à Mlle Colignon (ma gouvernante) un charbonnier, en lui disant : Regardez comme cet homme ressemble au duc de H… Elle m’a dit en souriant : « Quelle bêtise ! » Cela m’a fait un plaisir immense de prononcer son nom. Mais je vois que, quand on ne parle à personne de celui qu’on aime, cet amour est plus fort, tandis que si on en parle constamment (ce n’est pas là mon cas) l’amour devient moins fort ; c’est comme un flacon d’esprit : s’il est bouché, l’odeur est forte, tandis que s’il est ouvert, elle s’évapore. C’est justement ce qu’est mon amour, plus fort, car je n’en entends jamais parler, je n’en parle jamais moi-même, je le garde tout entier pour moi.

Je suis d’une humeur si triste ; je n’ai aucune idée positive de mon avenir, c’est-à-dire que je sais ce que je voudrais, mais je ne sais pas ce que j’aurai. Comme j’étais gaie l’hiver dernier ! tout me souriait, j’avais de l’espoir. J’aime une ombre que je ne pourrai peut-être jamais avoir. Je suis désolée avec mes robes, j’en ai pleuré. Je suis allée avec ma tante chez deux couturières ; mais c’est mauvais. J’écrirai à Paris, je ne peux supporter les robes d’ici, cela me rend trop misérable.

Le soir, à l’église ; c’est le premier jour de notre semaine sainte, j’ai fait mes dévotions.

Je dois dire que je n’aime pas bien des choses dans ma religion, mais ce n’est pas à moi de la réformer. Je crois en Dieu, au Christ, à la sainte Vierge, je prie