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DE MARIE BASHKIRTSEFF.

dimanches des lettres raisonnables, pas des conseils, non ; mais en camarade. Enfin, je saurai m’y prendre, et, avec l’aide de Dieu, j’aurai quelque influence sur lui, car il doit être un homme.

J’étais si préoccupée que j’ai presque oublié (quelle honte !) l’absence du Duc !… il me semble qu’un si grand abîme nous sépare, surtout si nous allons en Russie, en été ! On parle de cela sérieusement. Comment puis-je croire que je l’aurai ? Il ne pense pas à moi plus qu’à la neige de l’hiver dernier ; je n’existe pas pour lui. Restant encore à Nice l’hiver, je puis espérer ; mais il me semble qu’avec le départ pour la Russie toutes mes espérances s’envolent ; tout ce que je croyais possible s’évanouit ; je sens une douleur lente et calme qui est affreuse, je perds tout ce que je croyais possible. Je suis dans un moment de douleur le plus grand, c’est un changement de tout mon être. Comme c’est étrange ! je pensais tout à l’heure à la gaieté du tir, et maintenant j’ai les plus tristes idées imaginables dans la tête.

Je suis brisée par ces pensées. Ô mon Dieu, à la pensée qu’il ne m’aimera jamais, je meurs de douleur ! Je n’ai plus d’espoir, j’étais folle de désirer des choses aussi impossibles. Je voulais du trop beau ! Ah ! mais, non, je ne dois pas me laisser aller. Comment ! j’ose me désespérer ainsi ! N’y a-t-il pas Dieu, qui peut tout, qui me protège ? Comment, j’ose penser de cette façon ? n’est-il pas partout, toujours à veiller sur nous ? Lui peut tout, Lui est tout-puissant ; pour Lui, il n’y a ni temps, ni distance. Je puis être au Pérou et le duc en Afrique et, s’il le veut, il nous réunira. Comment ai-je pu admettre une minute une pensée désespérée, comment ai-je pu pour une seconde oublier sa divine bonté ? Est-ce parce qu’il ne me donne pas tout de suite ce