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JOURNAL

Mais, mettons cela de côté et prenons la chose au point de vue du ceur. N’est-ce pas affreux d’étre séparé par une cause absurde, de, souffrir le doute, l’absence, la tristesse, et à cause de l’argent ?… Je le méprise, l’argent, mais je conviens qu’il est nécessaire. Quand on est heureux physiquement, on a l’esprit et le ceur libres, on peut alors aimer sans calcul, sans arrière-pensée, sans vilenie. Pourquoi tant de femmes ont-elles aimé des rois ? Parce qu’un roi est l’expression de la puissance et que la femme aime dominer, mais elle a besoin de s’appuyer sur quelque chose de fort, comme la plante fréle et délicate s’appuie contre un arbre. Voyez, j’aime A… et cet amour est à chaque instant secoué, tantôt par l’incertitude, tantôt par la crainte.

A chaque instant aplatie par l’amour-propre blessé, humiliée par cette dépendance ignoble, j’aurais pu l’aimer beaucoup, j’aurais pu avoir un sentiment égal, fort, durable, et, au lieu de cela, je n’ai qu’une espèce de tourment qui me fait dire tantót oui, tantôt non ; qui me rend incertaine, indécise, mercenaire, misérable. Non,

n’attribuez pas ma conduite à d’affreux calculs. Je n’aime pas un homme parce qu’il est riche, mais parce qu’il est libre, franc dans tous ses mouvements. Je veux la richesse pour pouvoir ne plus y songer, ne plus être soumise à cette force brutale, mais incontestable, mais inévitable.

J’ouvre la bouche pour parler encore, mais tout ce que je pourrais dire se réduira toujours à ceci : Le parfait bonheur moral ne peut exister que lorsque le