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JOURNAL

Chocolat, s’étant fait mal aux pieds, ne nous sera envoyé que dans deux jours.

Maman pleure depuis trois jours ma future absence, aussi suis-je douce et tendre avec elle. Les affections des maris, des amants, des amis, des enfants passent et viennent, car tous ces êtres peuvent étre deux fois.

Mais il n’y a qu’une mère, et une mère est la seule créature à laquelle on peut se fier entièrement, dont l’amour est désintéressé, dévoué et éternel. J’ai senti tout cela pour la première fois peul-être en lui disant adieu. Et comme j’ai ri des amours pour H…, L…, et A… ! Et comme ils m’ont paru peu de chose ! Rien. Grand-papa s’est ému jusqu’aux larmes. D’ailleurs il y a toujours quelque chose de solennel dans les adieux d’un vieillard ; il me bénit et me donna une image de la sainte Vierge.

  • Maman et Dina nous accompagnèrent à la gare.

Je prenais, comme toujours, mon air des plus.joyeux pour partir ; j’étais très affligée cependant. Maman ne pleurait pas, mais je la sentais si malheureuse, que j’eus comme un flot de regrets de partir et d’avoir été souvent dure avec elle.-Mais, pensais-je, en la regardant par la fenêtre de notre wagon, je n’ai pas été dure par méchanceté, je l’ai été par douleur, par désespoir ; et à présent, je pars pour changer notre vie.

Quand le train se fut mis en mouvement, j’ai senti que mes yeux étaient pleins de larmes. Et j’ai comparé involontairement ce départ avec mon dernier départ de Rome.

Etait-ce que mon sentiment fût plus faible ou que je ne sentisse pas que je laissais derrière moi une immense douleur comme celle d’une mère ?