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JOURNAL

Ce n’est pas ce journal qui me la donnera. Ce journal ne sera publié qu’après ma mort, car j’y suis trop nue pour me montrer de mon vivant. D’ailleurs, il ne serait que le complément d’une vie illustre.

Une vie illustre ! Folie produite par l’isolement, les lectures historiques et une imagination trop vive !…

Je ne connais parfaitement aucune langue. La mienne ne m’est familière que dans les rapports domestiques. J’ai quitté la Russie à l’âge de dix ans, je parle bien l’italien et l’anglais. Je pense et j’écris en français et encore je crois que je fais des fautes d’orthographe ! Et souvent les mots me manquent et je trouve avec un dépit à nul autre pareil ma pensée exprimée par un écrivain célèbre, avec facilité et grâce !

Écoutez plutôt : « Voyager est, quoi qu’on puisse dire, un des plus tristes plaisirs de la vie ; lorsque vous vous trouvez bien dans quelque ville étrangère, c’est que vous commencez à vous y faire une patrie. »

C’est l’auteur de Corinne qui a dit cela. Et combien de fois me suis-je impatientée, ma plume à la main, ne pouvant me faire comprendre et finissant par éclater en expressions comme celles-ci : Je déteste les nouvelles villes ; c’est un martyre pour moi, les nouveaux visages !

Tout le monde sent donc de la même façon ; la différence n’existe que dans l’expression, comme tous les hommes sont faits des mêmes matériaux ; mais combien ils diffèrent par les traits, la taille, le teint, le caractère

Vous allez voir qu’un de ces jours je lirai quelque chose dans ce genre, mais exprimé avec esprit, avec éloquence, avec charme.

Que suis-je ? Rien. Que veux-je être ? Tout.