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DE MARIE BASHKIRTSEFF.

insistance mêlée de tendresse, à laquelle on ne peut résister.



Dimanche 2 juillet. — Ah ! quelle chaleur ! Ah ! quel ennui ! J’ai tort de dire ennui ; on ne peut pas s’ennuyer ayant des ressources en soi-même comme moi. Je ne m’ennuie pas, car je lis, je chante, je peins, je rêve, mais je suis inquiète et triste.

Ma pauvre jeune vie va-t-elle donc se passer entre la salle à manger et les tracasseries domestiques ? La femme vit de seize à quarante ans. Je tremble à la pensée de pouvoir perdre un mois de ma vie.

Pourquoi ai-je donc étudié, tâché de savoir plus que les autres femmes, me piquant de savoir toutes les sciences qu’on attribue aux hommes illustres dans leur biographie ?

J’ai des notions de tout, mais je n’ai approfondi que l’histoire et la littérature, la physique, pour tout lire, tout ce qui est intéressant. Il est vrai que, quand je m’y mets, je trouve tout intéressant. Et ça me donne une vraie fièvre.

Pourquoi donc avoir étudié, pensé ? Pourquoi le chant, l’esprit, la beauté ? pour moisir, pour mourir de tristesse ? Ignorante, brute, je serais peut-être heureuse.

Pas une âme vivante avec qui échanger une parole ! La famille ne suffit pas à un être de seize ans, à un être comme moi surtout.

Grand-papa est certes un homme éclairé, mais vieux, mais aveugle, mais agaçant avec son domestique Triphon et ses plaintes éternelles contre le dîner.

Maman a beaucoup d’esprit, peu d’instruction, aucun savoir-vivre, pas de tact, et son esprit est rouillé et