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JOURNAL

Si je suis jolie autant que je le dis, pourquoi ne m’aime-t-on pas ? On me regarde ! on est amoureux ! Mais on ne m’aime pas ! Moi qui ai tant besoin d’être aimée !

Ce sont les romans qui me montent la tête ! Non, mais je lis les romans parce que j’ai la tête montée. Je relis de vieux livres, je recherche avec une déplorable avidité les scènes, les paroles d’amour, je les dévore parce qu’il me semble que j’aime, parce qu’il me semble que je ne suis pas aimée.

J’aime, oui, car je ne veux pas donner un autre nom à ce que j’éprouve.

Eh bien, non, ce n’est pas cela que je veux. Je veux aller dans le monde, je veux y briller, je veux y avoir un rang suprême. Je veux être riche, je veux des tableaux, des palais, des bijoux : je veux être le centre d’un cercle politique brillant, littéraire, bienfaisant, frivole, Je veux tout cela… que Dieu me le donne !

Mon Dieu, ne me punissez pas pour ces pensées follement ambitieuses.

N’y a-t-il pas des gens qui naissent au milieu de tout cela et qui trouvent tout naturel de le posséder, et qui n’en remercient pas Dieu ?

Suis-je coupable en désirant d’être grande ?

Non, car je veux employer ma grandeur à remercier Dieu et à désirer être heureuse ! Est-ce défendu de désirer être heureuse ?

Ceux qui trouvent leur bonheur dans une modeste et confortable maison, sont-ils moins ambitieux que moi ? Non, car ils ne voient pas davantage.

Celui qui se contente de passer humblement sa vie dans le sein du ménage, est-ce un homme modeste, modéré dans sa volonté, par vertu, par résignation, par sagesse ? Non, non, non ! Il est tel parce qu’il se