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JOURNAL

Je me dépêche comme une folle à lire Horace.

Oh ! quand je pense qu’il y a des élus qui s’amusent, qui s’agitent, qui s’habillent, qui rient, qui dansent, qui cancanent, qui aiment, qui se livrent enfin à toutes les délices d’une vie mondaine, et moi, je moisis à Nice !

Je reste encore assez résignée, tant que je ne pense pas qu’on ne vit qu’une fois. Car, pensez seulement, on ne vit qu’une fois et cette vie est si courte !

Quand je pense à cela, je deviens insensée et mon cerveau se bouleverse de désespoir.

On ne vit qu’une fois ! Et je perds cette vie précieuse, cachée dans la maison, ne voyant personne.

On ne vit qu’une fois ! Et on me gâte cette vie !

On ne vit qu’une fois ? Et on me fait perdre mon temps indignement ! Et ces jours qui s’écoulent, s’écoulent pour ne jamais revenir et abrègent ma vie !

On ne vit qu’une seule fois ! Faut-il que cette vie si courte soit encore raccourcie, gâtée, volée, oui, volée par les circonstances infâmes ?

Oh ! Seigneur !


Vendredi 9 juin. — En relisant mon séjour à Rome et mes perturbations lors de la disparition de Pietro, je suis tout étonnée d’avoir écrit avec tant de vivacité.

Je lis et je hausse les épaules. Je ne devrais pas m’étonner, moi, qui sais comme on me monte facilement la tête.

Il y a des moments où je ne sais ni ce que je déteste, ni ce que j’aime, ni ce que je désire, ni ce que je crains. Alors tout m’est indifférent et je tâche de me rendre compte de tout, et alors il se produit un tel tourbillonnement dans mon cerveau, que je secoue la tête, je mẹ bouche les oreilles et aime bien mieux mon abru-