Page:Bashkirtseff - Journal, 1890, tome 1.pdf/165

Cette page a été validée par deux contributeurs.
162
JOURNAL

me suis assise au salon, il était deux heures du matin ; ma tante me pressait d’aller dormir et je ne bougeais pas, disant que c’était la preuve que j’allais mourir.

— Ah ! dit ma tante, de la manière dont tu y vas, je n’en doute pas, tu mourras.

— Et tant mieux pour vous, vous aurez moins de dépenses, il ne faudra plus payer tant à Laferrière !

Et, prise d’un accès de toux, je me renversai sur le canapé, au grand effroi de ma tante, qui sortit en courant pour faire croire qu’elle était fâchée.


Vendredi 19 mai. — Ma tante est allée au Vatican, et moi, ne pouvant être avec Pietro, j’aime mieux rester seule. Il viendra vers les cinq heures, je voudrais tant que ma tante fût encore absente. Je voudrais me trouver seule involontairement en apparence, car je ne peux plus montrer que je le cherche.

Je viens de chanter et j’ai mal à la poitrine. Me voyez-vous posée en martyre ! C’est trop bête !…

Je suis coiffée à la Vénus Capitoline, je suis en blanc comme une Béatrix, avec un chapelet et une croix de nacre sur le cou.

Il y a, quoi qu’on dise, dans l’homme un certain besoin d’idolâtrie, de sensations matérielles. Dieu dans sa simple grandeur ne suffit pas. Il faut des images à regarder, des croix à baiser.

Hier soir, j’ai compté les grains du chapelet : ils sont soixante, et je me suis prosternée soixante fois, chaque fois me frappant le front contre le plancher, Je n’avais plus de souffle, mais il me semblait avoir fait un acte agréable à Dieu. C’est sans doute absurde, mais l’intention y était.