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JOURNAL

Tous les livres qu’on lit sont des inventions, les situations y sont forcées, les caractères faux, tandis que ceci, c’est la photographie de toute une vie, Ah ! direz-vous, cette photographie est ennuyeuse, tandis que les inventions sont amusantes. Si vous dites cela, vous me donnez une bien petite idée de votre intelligence.

Je vous offre ici ce qu’on n’a encore jamais vu. Tous les mémoires, tous les journaux, toutes les lettres qu’on publie ne sont que des inventions fardées et destinées à tromper le monde.

Je n’ai aucun intérêt à tromper. Je n’ai ni acte politique à voiler, ni relation criminelle à dissimuler. Personne ne s’inquiète si j’aime ou je n’aime pas, si je pleure ou si je ris. Mon plus grand soin est de m’exprimer aussi exactement que possible. Je ne me fais pas illusion sur mon style et mon orthographe. J’écris des lettres sans fautes, mais au milieu de cet océan de mots, j’en laisse échapper sans doute beaucoup. Je fais en outre des fautes de français. Je suis étrangère. Mais demandez-moi de m’exprimer dans ma langue, je le ferais peut-être plus mal encore.

Mais ce n’est pas pour dire tout cela que j’ai ouvert le cahier. C’est pour dire qu’il n’est pas midi, que je suis livrée plus que jamais à mes tourmentantes pensées, que ma poitrine est oppressée et que je hurlerais volontiers. D’ailleurs, c’est mon état naturel.

Le ciel est gris, la Chiaja n’est traversée que par des fiacres et de sales piétons, les stupides arbres plantés de chaque côté empêchent de voir la mer. À Nice, à la promenade des Anglais, on a les villas d’un côté, et de l’autre la mer qui vient se briser sur les galets sans aucun empêchement. Ici on a les maisons d’un côté, de l’autre une espèce de jardin qui se continue aussi longuement que la rue qui le sépare de la