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DE MARIE BASHKIRTSEFF.

seuse a cru que ce départ devait me rendre malade ; on me regardait ce jour-là avec compassion, et je crois même que grand’maman a fait faire un potage exprès, un potage de malade. Je me sentais devenir toute pâle devant ce déploiement de sensibilité. J’étais, du reste, assez chétive, grêle et pas jolie. Ce qui n’empêchait pas tout le monde de me considérer comme un être qui devait fatalement, absolument, devenir un jour ce qu’il y a de plus beau, de plus brillant et de plus magnifique. Maman alla chez un juif qui disait la bonne aventure :

— Tu as deux enfants, lui dit-il, le fils sera comme tout le monde, mais la fille sera une étoile !…

Un soir, au théâtre, un monsieur me dit en riant :

— Montrez vos mains, mademoiselle… Oh ! à la façon dont elle est gantée, il n’y a pas à en douter, elle sera terriblement coquette.

J’en restai toute fière. Depuis que je pense, depuis l’âge de trois ans (j’ai tété jusqu’à trois ans et demi), j’ai eu des aspirations vers je ne sais quelles grandeurs. Mes poupées étaient toujours des reines ou des rois ; tout ce que je pensais et tout ce qu’on disait autour de maman semblait toujours se rapporter à ces grandeurs qui devaient infailliblement venir.

À cinq ans, je m’habillais avec des dentelles à maman, des fleurs dans les cheveux, et j’allais danser au salon. J’étais la grande danseuse Petipa, et toute la maison était là à me regarder. Paul n’était presque