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DE MARIE BASHKIRTSEFF.

— Oui, oui,

— Mais quelle peur vous m’avez faite ! et vous, avez-vous eu peur ?

— Non, je vous assure que non.

— Oh ! que si, je le vois.

— Ce n’est rien, rien du tout.

Et au bout d’un instant nous nous mîmes à décliner le verbe « aimer » sur tous les tons ; il me raconte tout depuis le premier soir qu’il m’a vue à l’Opéra, et qu’en voyant Rossi sortir de notre loge, il sortit de la sienne et alla à sa rencontre.

— Vous savez, dit-il, je n’ai jamais aimé personne, ma seule affection était pour ma mère, tout le reste… Je ne regardais jamais personne au théâtre, je n’allais jamais au Pincio. C’est bête, tout cela, je me moquais de tout le monde, et à présent j’y vais.

— Pour moi ?

— Pour vous, Je suis obligé…

— Obligé ?

— Par une force morale : sans doute je pourrais produire un effet sur votre imagination, si je vous récitais une déclaration de roman ; mais c’est bête, je ne pense qu’à vous, je ne vis que par vous. D’abord l’homme est une créature matérielle, il rencontre une foule de gens, et une foule d’autres pensées l’occupent. Il mange, il parle, il pense à autre chose, mais je pense souvent à vous, le soir.

— Au club, peut-être ?

— Oui, au club. Quand la nuit vient, je reste là à songer, je fume et je pense à vous. Puis, surtout lorsqu’il fait sombre, quand je suis seul, je pense, je rêve, j’arrive à une telle illusion que je vous crois là. Jamais, reprit-il, je n’ai éprouvé ce que j’éprouve pense à vous, je sors pour vous. La preuve, c’est que