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HÉLOISE ET ABAILARD.

que l’on voit brûler, la nuit, sans que personne y ait mis le feu. Le cheval malade qui se traîne vers l’écurie, c’est lui ; on croit le tenir, il s’échappe en jetant son tison à la tête du pâtre qui veut le conduire à l’étable. La chèvre blanche égarée, qui bêle tristement, après le coucher du soleil, au bord de l’étang, c’est encore lui ; elle fait tomber le voyageur dans l’eau et fuit en ricanant. Esprit, lutin, démon malicieux et moqueur, le porte-brandon met sa joie à narguer l’homme.

Héloïse a tout pouvoir sur la nature : elle connaît le présent, le passé, l’avenir ; elle chante, et la terre s’émeut. Elle sait la vertu des simples ; comme Merlin, elle cueille au point du jour l’herbe d’or ; elle jette des sorts ; elle fait couver des œufs de vipères qu’elle engraisse de sang humain ; elle bouleverserait le monde. Cependant il y a une limite qu’elle ne franchit pas ; où finit son empire commence celui de Dieu. Il est curieux d’entendre, au sixième siècle, le barde Taliésin faire étalage de ses connaissances de la même manière qu’Héloise. Lui aussi se vante d’avoir subi ou de pouvoir subir des métamorphoses étranges ; d’avoir été biche, coq et chien[1] ; de connaître tous les mystères de la nature[2] ; d’être l’instituteur du monde ; de tenir enfermé dans ses livres bardiques le trésor entier des connaissances humaines[3].

Le poëte est d’accord avec l’histoire en faisant vivre Héloïse et son amant à Nantes ou aux environs ; c’était le pays classique de la sorcellerie. Le druidisme avait eu un collège de prêtresses dans une des îles situées à l’embouchure de la Loire, et leur science avait laissé de si profondes traces dans les esprits, qu’au milieu du quatorzième siècle, elles ne s’étaient point encore effacées. Le nombre des sorcières se multipliait même tellement de jour en jour, que l’évêque diocésain crut devoir fulminer contre elles une bulle d’excommunication, avec toutes les cérémonies d’usage, en pleine cathédrale, au son des cloches, en allumant, puis éteignant les flambeaux, et foulant aux pieds le missel et la croix[4].

Les druidesses de la Loire, comme les vierges de l’archipel armoricain passaient aussi, pour être douées d’un esprit surhumain ; sans doutes on croyait qu’elles pouvaient soulever par leurs chants la mer et les vents, prendre à leur gré la forme d’animaux divers, guérir de maladies incurables, connaître et prédire l’avenir[5].

Il est facile de voir, à ces traits, que le poëte a confondu Héloïse avec les prêtresses du culte antique de ses pères ; lui aurait-il mis dans la bouche quelques débris de leurs hymnes, conservés par la tradition ?

Nous sommes porté à le croire, et telle est la raison qui nous fait attribuera une partie du chant, en dépit de la langue qui est toute moderne, une antiquité très-reculée et bien antérieure au douzième siècle, auquel il semble appartenir. Peu de pièces sont plus populaires ; celle-ci se chante avec de légères

  1. Myvyrian, t. 1, p. 35.
  2. Ib., ibid., p. 21.
  3. Ib., ibid., p. 20.
  4. Sortiarias quia quitidie multiplicantur in civitate et diœcesi Nannetensi… excommunicanius. (Satutua Ollivarii, episcopi Nannetensis, ad ann. 1357. D. Morice, Histoire de Bretagne, Preuves.)
  5. Traduntur maria et ventos concitarre carminibus ; seque in quæ vellint animalia vertere suire ventura et prædicare. (P. Mela, de Situ orbis, lib. III, c. vi.)