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CHANTS POPULAIRES DE LA BRETAGNE.

On sent ici avec évidence la périphrase et l’imitation, comme l’a remarqué un juge excellent[1]. Le trouvère français n’est pas plus heureux que ne l’a été le conteur gallois; il ne fait, comme lui, qu’une froide copie d’un modèle original et charmant. Les ornements dont il charge ce modèle sont de mauvais goût et manquent de naturel. Ainsi, pendant que le poëte populaire représente la sœur du chevalier comme une pauvre orpheline, passant les jours et les nuits à pleurer et à attendre son frère; n’ayant pour compagne et pour servante que sa vieille nourrice aveugle, habitant un manoir en ruines, au seuil duquel croissent l’ortie et les ronces, le trouvère la dépeint richement vêtue, fraîche comme un lys, dans un opulent château, servie par des valets nombreux et donnant des ordres à son cuisinier pour qu’il traite bien son frère. En revanche il omet les paroles les plus touchantes de la jeune fille : « Je n’ai pas de frère sur la terre; dans le ciel, je ne dis pas. » Ce trait plein de délicatesse et de sensibilité, ce fauteuil maternel, vide, au coin du foyer ; cette croix consolatrice, détails charmants, mais surtout cette question si pathétique de la jeune fille au chevalier qu’elle voit pleurer lorsqu’elle lui parle de sa mère : « Votre mère, l’auriez-vous aussi perdue, quand vous pleurez en m’écoutant? » tout cela manque dans le roman, malgré sa prolixité.

Ce n’est pas, au reste, la seule fois que les trouvères ont gâté, en y portant la main, des traditions rustiques ; nous en verrons d’autres exemples. On dirait qu’il en est des souvenirs nationaux comme de ces plantes délicates qui ne peuvent vivre et fleurir qu’aux lieux où elles ont vu le jour.

Il était réservé à un poëte français et breton de notre temps, à Brizeux, de venger l’injure faite au vieux barde armoricain, et de montrer comment on peut faire passer un poëme d’une langue dans une autre sans lui ôter son caractère et son originalité. Le morceau qu’il a si bien traduit (le Chevalier du roi) est le premier que j’ai entendu chanter. Il me fut appris à la fois par une vieille paysanne de Lokéfret et par une jeune et charmante femme, trop tôt ravie à ceux qui l’aimaient, madame la comtesse de Cillart. Maintenant on le répète moins souvent que la traduction, dans les manoirs bretons.

Tous les enfants y savent celle-ci par cœur :

Entre deux guerriers, un Frank un Breton,
Un combat eut lieu, combat de renom.

Du pays breton Lez-Breiz est l’appui,
Que Dieu le soutienne et marche avec lui !

Le seigneur Lez-Breiz, le bon chevalier.
Eveille un matin son jeune écuyer :

— Page, éveille-toi, car le ciel est clair;
Page, apporte-moi mon casque de fer.

Ma lance d’acier, il faut la fourbir,
Dans le sang des Franks je veux la rougir…

Le traducteur poursuit ainsi sur l’air breton jusqu’à l’épilogue :

Pour le souvenir de ce grand combat
Ce chant fut rimé par un vieux soldat.

  1. M. Ch. Magnin, Journal des savants, 1847, p. 455.