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DE LA VIE RÉELLE.

Suivant en cela les conseils de ses parents et des alliés du côté de son mari, elle résolut de convoler en secondes noces. L’heureux mortel de son choix fut un brave notaire de l’une des paroisses voisines, âgé de 30 ans environ, veuf sans enfants, et digne, sous tous les rapports, de notre héroïne. Elle vécut très heureuse avec lui, et si la récompense des cent âcres de terre eût alors force de loi, comme aujourd’hui, Julie et son mari l’auraient obtenue…

Elle devint cependant veuve encore une fois, après près de quarante ans d’une vie paisible et heureuse, et mourut très âgée, entourée des soins, du respect et de l’amour de ses nombreux enfants et petits-enfants, dont plusieurs occupent encore aujourd’hui des positions honorables.

Notre Grand-Vicaire venait, durant les premières années du nouveau ménage de Julie, passer quelques jours en sa demeure, et nous ne serions pas véridique si nous ne constations pas qu’il baptisa lui-même deux de ses enfants ; mais l’âge, les infirmités et enfin l’implacable mort (ainsi qu’on le verra plus loin), qui met fin à tout, ajourna leurs réunions en un monde meilleur, où, sans nul doute, elles furent reprises, et pour durer éternellement !


XXVIII


Nous devons maintenant, pour qu’il n’y ait pas de lacunes dans le récit de cette véridique histoire, nous transporter, dix ans après le meurtre du mari de Julie, à la Nouvelle-Orléans, où l’assassin que nous avons connu avait dit qu’il se rendait, et où, de fait, il s’était rendu.

Son confrère de Saint-Ours avait honnêtement rempli le devoir que le misérable lui avait imposé, et après avoir réalisé le plus possible, il avait fait parvenir à l’adresse indiquée le produit net de la vente des biens du misérable, ce qui ne constituait pas une grosse somme, mais avait permis toutefois à ce dernier de vivoter pendant quelque temps, ignoré. Mais survint la misère noire, que l’abus de l’opium et la débauche la plus dégoûtante avaient accélérée.

Il avait fait la connaissance d’un avocat de Trois-Rivières, réfugié à la Nouvelle-Orléans, et fugitif de la justice pour le vol d’un harnais ; lui aussi avait eu une aventure d’amour, mais il n’était pas un scélérat de la trempe du misérable que nous connaissons.

Tous deux se réunissaient dans un bar suspect, où ils se livraient à une débauche inouie. Ils se gardaient bien de confidences réciproques, car les gueux sont prudents et agissent souvent, contrairement à la chanson qui dit qu’ils s’aiment entre eux. Ils devinaient, par instinct, qu’ils étaient deux criminels, et du reste, leur genre de vie actuel le leur révélait sans besoin de confidence, malgré la torpeur de leur conscience.

Cependant, les ravages physiques se faisaient plus vite chez l’assassin que chez le voleur, cela s’explique, bien que la débauche fût quasi égale. Aussi, un jour, l’assassin du mari de Julie fut trouvé dans la misérable chambre qu’il occupait, dans un état d’inconscience presque complète.

Il était horrible à voir, ses joues étaient flasques, avachies, terreuses ; sa lèvre inférieure pendait, agitée par des tremblements nerveux, ses mains étaient crispées, ses prunelles néanmoins étincelaient d’un feu tragique, — on aurait dit de petits soupiraux dont le crâne dénudé était l’enfer !