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DE LA VIE RÉELLE.

son mari, de crainte, se disait la pauvre enfant, d’empirer par des angoisses son état déjà inquiétant de santé, et dont à dessein on lui avait insinué la gravité, afin de préparer les voies à la triste réalité.

Les choses en étaient là, lors de l’arrivée de la tante, mise au courant de la situation ; cela fut naturellement réciproque ; mais on convint de ne révéler à Julie qu’à bon escient, et en temps opportun, tout ce qui s’était passé là-bas et qui est si bien connu de nos lecteurs.

Nous l’avons dit, les communications étaient alors lentes et difficiles de toutes manières.

En effet, le premier bateau à vapeur avait été construit par Robert Fulton, et avait été baptise le Clément.

Le père du Grand-Vicaire se rendant à Albany était, avec sa famille, en 1807, sur le Clément, lors de son voyage d’essai sur l’Hudson.

Notons ici que notre vénérable curé appartenait à l’une des familles les plus anciennes et les plus considérées de l’État de New-York. Elle fut une des premières invitées au bal qui fut donné à Albany, à Lafayette, lors de son dernier voyage en Europe, et le Grand-Vicaire avait conservé précieusement jusqu’aux bijoux que les invités de la famille portaient à cette occasion.

Quelques jours après l’arrivée de la tante, on résolut, dès que Julie serait tout à fait convalescente, de noliser une goélette, et de partir tous ensemble, le Grand-Vicaire accompagnant, pour le bas du fleuve, dès que les beaux jours le permettraient.

Les deux familles étaient très riches, en sorte que la question de santé dominait celle de la dépense, et en ce bas monde l’argent qui procure le comfort adoucit bien des aspérités au moral comme au physique. Les déshérités de ce monde, ou ceux sur qui les malheurs domestiques fondent en même temps que le présent et l’avenir font banqueroute, apprécieront la situation de notre héroïne, nous en sommes sûrs, de même que les âmes d’élite compatiraient davantage s’il en était autrement.

Mais grâce à Dieu, tel n’était pas le cas pour notre héroïne et ses parents et amis. Les ressources de la richesse n’étaient pas à discuter. Aussi la goélette fut-elle nolisée sans épargne, et par un temps radieux, après une messe dite à bonne intention à laquelle assistaient nombre de gens sympathiques au courant de la situation, dont Julie ignorait encore toute la lamentable étendue, on prit passage à bord de la goélette accompagné des milliers de souhaits de bon voyage et d’heureux retour au bon curé, dont les paroissiens se séparaient toujours avec le plus grand chagrin.

Le temps était radieux, le soleil si brillant qu’il rendait l’atmosphère transparente au point qu’on distinguait, de chaque côté du fleuve, en partant de Sorel, tout ce qu’il y avait de pittoresque et de verdoyant. Et rendu au Chenal du Moine, à l’entrée des îles que Julie avait traversées lors de son arrivée à Sorel, sur la glace vive, sous un ciel où brillaient des myriades d’étoiles, en se penchant sur le bord de la goélette descendant lentement, les passagers s’amusaient à regarder l’eau claire comme du cristal, et au fond on voyait apparaître de nombreux poissons nageant autour des cailloux qu’on aurait pu compter, malgré la profondeur de l’eau.

On avait tout le confort désirable à bord de la jolie goélette ; le temps était toujours splendide, mais comme le vent faisait souvent défaut la descente était lente, le courant seul aidant la plupart du temps, si bien qu’il