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DRAMES

était sorti de nouveau, vers trois heures, temps auquel, évidemment, le crime avait été commis : ergo, qu’il était l’assassin. Le messager du curé ajouta, que lors de son départ et le long de la route, il avait appris que les autorités avaient, sur les données ci-dessus et sur celles des auberges où le meurtrier empressé avait fait relai, qu’on était sur sa piste, mais on n’avait pas encore pu identifier le singulier charretier irlandais qui avait amené l’homme à XXX, et qui était reparti aussitôt, sans attendre son passager qui lui-même, repartait si singulièrement le lendemain matin. Le brave homme ajoutait que jamais de sa vie il ne se serait douté qu’il retrouverait à Sorel cet homme qu’on lui disait être un docteur… et qui était bien, d’après lui, le meurtrier du mari de Madame XXX.

Le Grand-Vicaire avait tout écouté sans mot dire ; il se leva tout à coup et dit à l’homme qu’il ne pourrait repartir que le lendemain au petit jour, et qu’il lui remettrait, à temps, la réponse qu’il attendait…

— Ça fait mon affaire, dit-il, car j’ai fait toute cette longue route avec le même cheval, et ça va le reposer comme il faut. Après avoir ordonné le silence le plus complet, le Grand-Vicaire sortit en hâte, se rendit tout droit à la résidence du Docteur***, entra dans la cour, ouvrit la porte de la cuisine, se trouva en face de la vieille irlandaise, ménagère du Docteur*** qui, affolée par la présence du Grand-Vicaire en cet endroit, allait faire une scène tout en se jetant à genoux, lorsque le curé la relevant avec bonté lui dit à voix basse, en anglais : « Restez en paix, » ajoutant la force du geste à cette parole onctueuse, ce qui calma soudain la bonne vieille.

— Votre maître est ici, n’est-ce pas ? dit-il…

— Oui, répondit-elle ; mais ordre de ne recevoir personne… malade… oh ! très malade ! dit-elle en anglais…

Le Grand-Vicaire en savait assez, fit signe à la bonne femme de rester là, et il se rendit à l’office où il trouva, en effet, le misérable qui, à la vue du Grand-Vicaire, fut saisi d’un tremblement nerveux. On voyait qu’il était torturé par les remords ; une sorte de cavité s’était forme autour de ses yeux, ce qui donnait à son regard des lueurs diaboliques ; il avait maigri ; son visage était pâle et ses traits crispés, il se mordait les lèvres jusqu’au sang, nerveusement, sans avoir l’air d’en éprouver aucune douleur ; la fièvre le brûlait, c’était clair.

Le vieillard resta debout et regarda bien en face le meurtrier du mari de Julie ; celui-ci ne pouvant supporter ce regard, fléchit, et se couvrit la figure avec ses mains.

— Malheureux ! lui dit le vieillard en anglais d’une voix tremblante d’émotion ; votre crime est connu… Fuyez ! Fuyez ! vite et puisse le repentir et non l’échafaud vous mériter le pardon du Dieu tout puissant !…

Et le saint homme se retira, faisant assez bonne contenance jusqu’à ce qu’il eût dépassé le pas de la porte, tout en enjoignant derechef à la ménagère de rester en paix ; puis navré, le vieillard, sentant le besoin de l’isolement, longea le Richelieu, avec la résolution de faire un long détour par le beau bois en arrière du village avant de retourner au presbytère.

En ce temps-là, l’éboulis de la côte n’avait pas encore dévasté les pinières bordant le Richelieu qui entouraient l’ancienne résidence du Duc de Kent, le père de notre Gracieuse Souveraine, qui en faisait ses délices lors de son séjour au Canada. Et le vandalisme mercantile n’avait pas encore dévasté les arbres séculaires, en arrière de cette demeure princière,