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DE LA VIE RÉELLE.

Ses lèvres avaient pâlies comme ses joues, donnant à sa chair l’apparence de la cire. Son doux visage et sa voix étaient méconnaissables. Ce fut en ce pitoyable état qu’elle se présenta au lendemain du meurtre de l’infortuné Marcoux, le matin, en l’étude du curé, juste au moment où celui-ci se préparait à sortir pour dire sa messe, et se précipitant à ses pieds, elle dit : Ayez pitié de moi, ô mon père, et elle s’évanouit……

Le vénérable vieillard resta comme paralysé, mais la force de l’âme étant égale à sa vigueur physique, il dit : Ô Jésus, pitié pour la pauvre enfant ! Et, la prenant dans ses bras, il la déposa sur une chaise longue. Une minute après, Mathilde et la veuve Marcoux arrivaient, et bien que fatiguées d’une nuit d’insomnie presque complète, elles furent en quelque sorte retrempées par ce nouveau malheur inattendu et auquel il fallait parer énergiquement, tant le bon Dieu a donné à la femme, sous son apparence et ses dehors délicats, des ressources infinies pour endurer et soulager la souffrance, compensant ainsi la virilité de l’homme et établissant toujours et partout cette même compensation pour le bonheur du genre humain, lorsque nous sommes assez sages pour comprendre et profiter de la sublime harmonie établie par l’Être Suprême !

Va sans dire que les bons soins des excellentes femmes comprenant la situation particulière que Mamzelle Sophie, on s’en rappelle, avait devinée, et agissant en conséquence, ranimèrent Julie ; le curé ayant, du reste, dit la messe à son intention, et comme la foi remue les montagnes, il ne doutait pas qu’à son retour l’état de la jeune femme ne fût rassurant.

Tel ne fut pas néanmoins le cas, car bien qu’elle fût revenue de sa syncope, l’état de Julie était, sinon alarmant, au moins précaire.

Le vieillard observa avec inquiétude que le regard de Julie était atone ; la chaleur et la vie qui ressortent des yeux, ces miroirs de l’âme, paraissaient s’être retirées. Cependant elle dit : Pardon, père, si je vous donne tant d’ennuis… je vous dirai tout… plus tard…

Les deux femmes et le prêtre la calmèrent de leur mieux : Ce ne sera rien… nous allons avoir le docteur qui donnera un réconfortant et tout sera dit. À ce mot de docteur, Julie perdit de nouveau connaissance, ce qui, constatons-le, alarma vivement le vieillard, mais il se contint.

Les sels anglais que Mathilde fit respirer à Julie la ranimèrent, et on résolut de la déposer dans son lit et de faire venir le médecin de Berthier, le Dr M…… car on se rappelle que le père Antoine avait constaté, lors de l’assassinat de Marcoux, que le médecin de Sorel, l’amoureux de Julie, n’était pas revenu de Québec, et bien que le Dr M… de Berthier, fût un jeune homme, son intelligence avait percé et on le recherchait de partout. Il avait, du reste le patronage du curé G… un vieux missionnaire de la Baie-des-Chaleurs et un saint homme, bien qu’on l’accusât en petit comité d’avoir l’esprit un peu voltairien, ce qui ne signifiait pas qu’il était de l’école de Voltaire, mais qu’il avait beaucoup d’esprit et de philosophie.

Le jeune docteur accourut à l’appel, et fut frappé de l’état de Julie. Le regard inquisiteur et exercé du médecin intelligent et instruit, et disons à l’honneur de la profession que l’exception est rare, est sans réplique. Il comprit que l’état de Julie n’était pas alarmant quant au physique, mais il comprit aussi que le moral était affecté, et gravement, en homme sage, il comprit également que ça n’était pas le moment de s’enquérir des causes de la maladie morale : il fallait aller au plus pressé, soigner l’enveloppe, et plus tard scruter l’âme. Aussi rassura-t-il Mathilde, la veuve Marcoux et le grand vicaire, en disant à Julie : Madame, ne vous