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DRAMES

not et se dirigeaient à force de rames là où ils entendaient les cris de malheureux qui se noyaient.

Mais leur frêle embarcation résistait difficilement à la tempête ; la lame emplissait le canot ; ils atteignirent quelques arbres à l’abri desquels ils se mirent ; là se trouvait une jeune fille qui se soutenait d’une main aux branches d’un arbre et se maintenait au-dessus de la vague au moyen d’une cuvette avec laquelle elle avait pu atteindre cet endroit ; voyant arriver le canot, elle s’y précipita, mais ce nouveau poids faillit faire chavirer l’embarcation, presqu’aux trois quarts remplie d’eau. La jeune fille saisit résolument la cuvette et pendant que les hommes relevaient le canot près des arbres, elle réussit à le vider. Un peu plus loin, une autre fille ayant deux jeunes enfants dans les bras, se maintenait, elle aussi, au milieu d’un arbre qui craquait sous les coups répétés d’un vent violent. Après trois heures de ces terribles angoisses, ces braves gens réussirent à rejoindre le Cygne. À part le Capt. Laforce, qui risqua alors son bâtiment pour porter secours aux naufragés et de ce que nous venons de raconter du Capt. Labelle, mon brave ami Jean-Baptiste Lavallée, de Sorel, qui se trouvait à bord, déploya pendant tout ce temps un courage à toute épreuve et une grande présence d’esprit ; sans le concours et l’expérience de cet homme courageux, il est probable que nous aurions à enregistrer la perte du Cygne et conséquemment à déplorer celle de plusieurs existences.

Les passagers des autres vapeurs recueillirent dans cette même nuit et toute la journée d’hier de malheureux naufragés, hommes, femmes et enfants qu’ils amenèrent à Sorel à demi morts d’angoisses et de misère.

Un nommé Lavallée, dit Bloche, avait vu sa maison s’écrouler sous les coups de la vague et il s’était jeté, avec sa femme et cinq enfants, dans un canot. Quelques minutes après le canot se brisa sur les pierres. La pauvre mère saisit les branches d’un arbre et son mari, parvint, avec ses cinq enfants, à un autre arbre. Il se maintint là, un enfant sur chaque bras et les trois autres auprès de lui, pendant seize heures. La pauvre femme, épuisée de fatigue, se noya sous ses yeux et un de ses enfants expira dans ses bras ! Lorsqu’on les recueillit, les enfants étaient engourdis par le froid, mais dès que le père fut dans un canot, il saisit une aviron et aida courageusement à gagner le vapeur à force de rames. Le corps de la pauvre femme a été repêché hier. Voulez-vous encore quelque chose de plus saisissant ? Lisez : Une pauvre femme était alors dans son lit à la veille d’accoucher. Le mari, voyant que la tempête menaçait d’emporter la maison, demanda à sa femme d’avoir le courage de se lever et de se rendre au canot. Elle lui répondit : « sauve-toi, avec les enfants, si tu peux, quant à moi, je comprends que c’est impossible. Nous nous reverrons dans l’autre monde ». Et pendant qu’elle disait cela, la maison croula et tous furent précipités dans les flots. Ce n’est pas du roman que nous faisons ; c’est la vérité toute nue que nous racontons. Ces choses se sont passées avant-hier… ! Mais c’est assez.

Le narré de toutes les scènes attendrissantes que nous avons vues et que l’on nous a racontées serait trop long…

Voici les noms des personnes noyées, que nous avons pu nous procurer :

île de grâce

L’épouse de Joseph Lavallée et un enfant ; l’épouse de Louis Cardin, trois enfants et sa belle-sœur ; quatre enfants de Paul Péloquin ; deux