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DE LA VIE RÉELLE.

aucun des vapeurs de la Compagnie n’était prêt, le capitaine Laforce propriétaire du Cygne offrit généreusement de s’y rendre.

À peine le Cygne avait-il laissé le port que le vent s’éleva plus fort. Vers deux heures et demie, c’était une vraie tempête dans le port. Des bâtiments qui étaient mouillés furent emportés par la bourrasque ; un hangar du chantier de MM.  McCarthy fut jeté par terre ; du bois en quantité appartenant à ces messieurs et à d’autres personnes était entraîné dans le fleuve, et c’est à peine si les nombreux vapeurs de la Compagnie, dans le port de Sorel, pouvaient se tenir à l’ancre. On voyait sur le fleuve deux ou trois barges, chargées de bois, qui résistaient difficilement à la tempête. Une entre autres fixait particulièrement l’attention. Deux jeunes gens étaient à bord. Pendant que leur père était allé au magasin chercher du câble pour amarrer solidement son bateau, le bâtiment ou barge avait dérapé et il roulait sur la houle ; son unique mat s’était rompu et on voyait encore les deux jeunes gens sur le pont et n’ayant plus rien pour s’y tenir.

Le bâtiment menaçait à chaque instant de sombrer. On peut juger du désespoir du pauvre père et de l’anxiété de la foule qui était sur le rivage. Le vent était si violent que l’eau poudrait comme en hiver, la neige, durant les plus fortes tempêtes. Vers quatre heures le vapeur Bell essaya de sortir du port pour aller au secours des pauvres jeunes gens qui étaient sur le bateau, mais le vent obligea son brave capitaine à rebrousser chemin.

Néanmoins, trois hommes prirent une chaloupe et ramenèrent les deux jeunes gens épuisés.

Pendant que cela se passait, on pouvait voir, du rivage de Sorel, les épouvantables ravages que le vent faisait déjà sur l’Île de Grâce. Les maisons et les bâtiments étaient renversés et on redoutait les nombreux malheurs que nous avons la douleur d’être obligés de raconter. Le Cygne avait pu se rendre jusqu’à l’île de Grâce, mais c’est à peine si, au moyen des efforts incessants et presque surhumains de tous ceux qui étaient à bord, il pouvait résister à la tempête devenue furieuse. Cela dura trois longues heures. Pendant ce temps les passagers du Cygne, le désespoir dans l’âme, étaient témoins de pertes de vies et de propriétés ; des scènes terribles se passaient sous leurs yeux et ils se sentaient incapables de porter secours ! Des maisons, des granges, étaient renversées ; des hommes, des femmes et des enfants étaient précipités dans les flots et se noyaient. On voyait çà et là ces pauvres gens s’attacher avec désespoir aux épaves et aux arbres ; on entendait les cris déchirants se mêler aux mugissements du vent, mais on ne pouvait pas les atteindre.

Les ténèbres se faisaient et une nuit noire vint encore ajouter au lugubre de cette situation déjà si terrible. Vers onze heures, deux autres vapeurs de la Cie Richelieu, ayant à leur bord plusieurs citoyens, entre autres deux prêtres, M. le Dr Cadieux et l’auteur de ces notes, laissaient le port pour aller au secours de ces malheureux. Ici, la plume nous tombe des mains, car les choses que nous avons à raconter sont de plus en plus navrantes !

Il s’est passé là, pendant cette nuit noire, autour de cette île inondée, de ces habitations renversées, des scènes impossibles à décrire. Mais s’il y a eu des choses déchirantes, on peut signaler aussi des traits d’héroïsme.

Pendant que le Cygne pouvait à peine se soutenir sur son ancre, le capitaine Labelle avec deux hommes, se jetaient résolument dans un ca-