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DE LA VIE RÉELLE.

Voilà pourquoi l’entretien avec Julie fut ajourné et que le brave curé partit précipitamment, sans toutefois oublier sa pipe, compagne inséparable, avec le père Antoine, auquel se réunirent quatre ou cinq paroissiens qui attendaient à la porte du presbytère. On se rendit en hâte au bord du fleuve et à la route longeant le Richelieu. L’eau gagnait la rue et atteignait la maison du coin de la rue, actuellement appelée, du Fleuve, c’est-à-dire l’auberge du père G… l’inondant — la maison du Colonel H… ayant été détruite. Il n’y avait pas de quais alors et la glace était massée sur la côte. On en voyait une montagne à la Pointe des Pins dont les arbres alors touffus protégeaient les rives.

Pour donner une idée à nos lecteurs de ce qui eut lieu, lors de ces débâcles du Richelieu, nous relatons, foi de romancier, ce qui s’est passé, aux dates ci-dessous, tel qu’on dit au Palais, sauf à retrouver notre vénérable Curé et ses compagnons et à reprendre notre récit relatif au drame de notre héroïne.

Extrait des notes de l’auteur de cette véridique histoire portant la date de Sorel, samedi, 19 avril 1862.
débâcle du richelieu

Nous avons à rendre compte d’un désastre épouvantable, la débâcle du Richelieu qui, d’ordinaire, ne se fait presque jamais sentir, mais qui a eu lieu, hier matin, avec un fracas terrible, la crue extraordinaire et soudaine des eaux du Richelieu, encore grossie, sans doute, par celles du Lac Champlain, ont soulevé la glace du Richelieu avant qu’elle fût mûre et ont amené la débâcle que nous avons pu contempler hier, dans toute sa grandiose horreur, et dont nous avons à raconter les déplorables conséquences. Jeudi soir, le Richelieu était libre de glace vis-a-vis la ville. Vendredi matin, le courant était très fort et faisait présager le commencement de la débâcle. Vers neuf heures, un énorme monceau de glace, entraîné par un fort courant, poussait devant lui plusieurs bâtiments à voiles et bateaux-à-vapeur et les rendait ainsi jusqu’à Ventrée du St-Laurent. Ces bâtiments furent massés là, et malgré les efforts d’un grand nombre d’hommes, il fut impossible d’en dégager un seul, mais on se hâta de préparer un des vapeurs pour remorquer les autres. Un cultivateur demeurant à près de deux lieues de Sorel arriva alors à course de cheval et nous apprit que la débâcle avait fait de terribles ravages tout le long de la rivière Chambly, que l’écluse de St-Ours était submergée et brisée ; que la glace avait enlevé le moulin de Madame de St-Ours ainsi que des quais, des hangars, etc. ; il ajouta que la débâcle se faisait alors à environ deux milles de Sorel, et y causait de grands ravages, que la glace entraînait tout sur son passage et que les eaux étaient extrêmement hautes. Cette nouvelle porta la consternation dans l’âme de tous.

Vers midi, l’affreuse nouvelle se réalisa : — on aperçut de loin les énormes monceaux de glace qui couvraient la rivière et qui s’avançaient avec rapidité. Quelques minutes après ces monceaux atteignaient les premiers bâtiments qui étaient ancrés dans la rivière et les poussaient en avant avec fracas, les uns contre les autres, les entraînant tous et les massant ainsi à la suite les uns des autres tout le long de la distance qu’il y a du lieu où les bâtiments étaient ancrés à venir jusqu’aux quais de la Cie du Richelieu.