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d’interroger l’horizon, en avant, en arrière, de chaque côté, pour voir si aucun véhicule n’arrive à toute allure, car avant que l’on ait fait la moitié du chemin, il serait prêt à vous écraser sans crier gare.

Nous en viendrons peut-être, avant longtemps, à être obligées de nous assurer d’une voiture de place, dans l’unique but de traverser d’un côté de la rue à l’autre. Il ne suffit pas que les cochers, les conducteurs de lourdes charrettes, mettent en danger les jours des pauvres piétonnes, les jeunes dandys, eux-mêmes, ne savent plus attendre et ne modèrent en rien l’allure de leurs fringants attelages.

L’autre jour, l’un d’eux faillit jeter sous les pieds de son cheval une charmante montréalaise, et il s’en excusa auprès d’elle, avec de grands coups de chapeau, en disant qu’il ne l’avait pas reconnue.

Cette excuse me rappelle celle qu’un chef irlandais avait faite, lorsque, cité devant son roi pour avoir mis le feu à une église, il ne trouva de meilleure raison, pour pallier sa faute, que d’alléguer qu’il avait cru que l’évêque était dedans.

Pour ma part, j’avouerai que je ne traverse jamais une rue un peu fréquentée sans choisir, du coin de l’œil, un gros monsieur, du large dos duquel je me fais un rempart et une garantie.

Le temps que prendra à lui passer sur le corps, dis-je en moi-même, me donnera celui de me sauver.

Ce n’est pas très héroïque, j’en conviens, mais l’instinct de la conservation crie plus fort que tout le reste.

Il n’est pas moins certain que je ne me hasarde jamais dans les mêmes circonstances, sans recommander mon âme à Dieu, qui fort heureusement, n’en veut pas encore.

Ce qui me laisse croire que je ne suis pas mûre pour le ciel, ou que ma tâche de chroniqueuse n’est pas terminée, et que je garde quelques bonnes petites vérités à dire à mon prochain avant de quitter cette terre pour toujours.