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sentation, et malgré l’admirable économie de mon excellente mère, la charge était pesante. Je m’en apercevais et je souffrais d’y ajouter, moi déjà grand garçon et qui aurais tant voulu venir en aide à mes parents.

L’impatience s’emparait de moi et je devins inquiet et morose : mon père s’en aperçut, m’interrogea et je lui avouai que le chagrin d’ajouter aux charges déjà si lourdes qu’il avait à supporter me rendait profondément malheureux. Je lui dis que la carrière qu’il m’avait fait prendre, toute belle qu’elle était, produisait des fruits trop tardifs et que nous n’étions pas en position de les attendre ; que, comme l’aîné des enfants mâles, j’avais des devoirs à remplir envers mes frères et sœurs, et que de longtemps la profession d’avocat ne pourrait me fournir les moyens d’y pourvoir.

Vainement mon père chercha-t-il à combattre ces accès de découragement, m’assurant qu’il n’était nullement inquiet de l’avenir, qu’il avait traversé de bien plus mauvais jours et qu’il suffirait à tout ; que je ne devais pas avoir moins de courage et de patience qu’il n’en avait eu lui-même, etc. Toutes ces exhortations étaient vaines ; ma tristesse et mon découragement persistèrent. Il faut bien dire aussi que ce n’était pas seulement la lenteur et l’incertitude des résultats lucratifs de ma profession qui me préoccupaient ; les personnes et surtout les vieux avocats qui prenaient intérêt à moi me pressaient beaucoup de travailler chez les avoués et pour eux. J’essayai, et pour prouver ma bonne volonté, je fréquentai une ou deux études ; mais soit que je fusse mal disposé, soit que j’eusse mal rencontré, ce travail me rebuta. La fortune qui m’arriverait par cette voie me semblait trop chèrement acquise, et je ne me sentais pas le courage, pour devenir avocat indépendant, de dépendre pendant cinq à six ans des avoués.