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LES PRÉCURSEURS DU SYMBOLISME

Elle apparaît chez Chateaubriand, un peu dans ce mal du siècle qu’il a mis si fort à la mode et beaucoup dans cette amplification sentimentale qui s’appelle René. Le héros de cette confession lyrique connaît le tourment de l’infini : « Je cherche ailleurs, s’écrie-t-il, un bien inconnu dont l’instinct me poursuit. Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes, si tout ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ? » Et cette exclamation pourrait servir d’épigraphe à tous les poèmes du symbolisme. N’est-ce pas aussi par tourment de l’infini que les poètes de la nouvelle école ont cherché à grandir le connu de tout l’inconnaissable ? Mais il y a plus dans René. Cette inquiétude métaphysique s’y double d’une certaine névrose pathologique. Chateaubriand y invente la poésie des anomalies sentimentales. Il est le premier à prendre plaisir au malsain et à donner au lecteur le goût pervers des monstruosités morales. René est un malade, intéressant à cause de la singularité sincère ou affectée de sa douleur. Une amitié qui sans doute n’avait rien que de fraternelle. Chateaubriand la transforme en passion incestueuse ; de caresses peut-être naturelles, quoique assez tendres l’auteur prend prétexte pour corser son roman avec le piment des amours coupables. Et la lecture des Natchez le prouve, cette passion anormale s’accompagne chez le héros de ces sentiments contre nature qui plus tard donneront un ragoût spécial au diabolisme des Baudelaire ou des Barbey d’Aurevilly. « Je vous ai tenue sur ma poitrine au milieu du désert, écrit René à Céluta, dans les vents de l’orage, lorsque, après vous avoir porté de l’autre côté du torrent, j’aurais voulu vous poignarder pour fixer le bonheur dans votre sein et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur ! »

Si l’art de Chateaubriand marquait un renouvellement de l’âme française, il donnait aussi le signal et l’exemple d’une modification profonde du style ; avec Atala, Chateaubriand a inauguré le poème en prose. Il a retrouvé après Platon,