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MALLARMÉ

Pour Mallarmé, l’écrivain, après avoir rassemblé dans sa conscience les signes dispersés par lesquels l’absolu s’est manifesté à son âme, doit les fixer dans un livre. Le poète n’est honoré des confidences de l’Inconnu qu’à la condition d’en éterniser les secrets dans un ouvrage : « Tout au monde, écrit Mallarmé, existe pour aboutir à un livre ». Mais ce livre ne doit pas être un délayage habile d’idées rares ou peu nombreuses, le prétexte à exposer dans une profusion de paroles souvent inutiles une pensée ou une sensation qu’une ligne suffirait à exprimer. Le rôle de l’écrivain n’est pas de décrire ou d’expliquer, mais seulement d’évoquer : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance d’un poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve [1] ». Le livre est un recueil de pensées et d’émotions comprimées, quelque chose comme un reliquaire dans lequel se trouveraient emmagasinées sous forme concentrée des énergies de suggestion. Le lecteur ouvre le coffret, s’empare des précieuses perles symbolistes, et aussitôt, sous l’effet de leur vertu magique, il entend se déclancher en lui le ressort des pensées et des émotions. Au contact des merveilleux joyaux, il part en rêves, il songe, il réfléchit. Un travail personnel se fait en lui dont la phrase condensée par l’écrivain a été le prétexte. Il ne lit plus l’ouvrage en quelques heures, il s’arrête sur chacune de ses lignes, il les médite longuement ; il les prend pour susciter et diriger son rêve de la même façon que l’amateur des paradis artificiels absorbe une boulette de haschich ou fume une pipe d’opium pour se plonger dans les fantômes de l’ivresse.

Un pareil livre est toujours écrit en vers, car pour Mallarmé il y a vers dès qu’il y a effort vers la condensation. « Le vers, explique-t-il, est partout dans la langue où il y a rythme… Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelquefois admirables, de tous rythmes. Mais en vérité il n’y a pas de prose ; il y a l’alphabet et puis des vers plus ou moins

  1. Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, p. 57.