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le passé, il me semble, peut aisément s’oublier… Oublions-le !… Mais, vous avez raison, c’est une situation triste…

Elle détacha une dernière phrase qui, en tombant dans l’esprit de Raymond, allait entraîner de son poids toutes les hésitations :

— Heureusement, il n’y a que nous qui la connaissions !

Et un silence suivit, gros de pensées, d’investigations secrètes, de lentes réflexions qui allaient s’élargissant en longs cercles concentriques, sur les conséquences d’un tel acte. Mais, par l’effet de cette phrase magique, tout s’arrangeait sans peine, tout se déduisait logiquement, et devenait simple, naturel, aisé. On ne savait rien. Ils étaient en face l’un de l’autre comme une belle-mère et son gendre. Le passé n’existait plus. Ces réflexions qu’ils taisaient, planaient dans l’air muet de cette chambre, s’y tendaient sans bruit d’un bout à l’autre comme des toiles invisibles, mystérieuses, et s’échangeaient à distance entre Claire et Raymond, avec leurs regards fixes qui se croisaient.

Elle soutenait celui de Raymond sans trouble. Elle était là, calme, immobile, laissant à l’appât qu’elle venait de lui jeter le temps d’agir, et suivant sur les traits du jeune homme la métamorphose subite, le rayonnement de plaisir qu’elle avait prévu.

Lui, baigné d’une sueur tiède, les mains moites, les yeux aveuglés par les poussées de sang chaud qui lui montaient à la tête, voyait s’entr’ouvrir tout à coup dans une perspective fulgurante, comme à travers les rouges lueurs d’un incendie, un bonheur, — ce bonheur inespéré et auquel il s’était défendu de rêver ! — il le voyait s’offrir à lui, lui venir au-devant, par l’entremise de cette femme, de celle-là même qui lui avait paru le principal obstacle, et qui était là, excusant, comprenant sa faiblesse. Ce bonheur pourtant venait si vite, qu’il n’y pouvait croire encore. Il se crut obligé d’insister.

— Alors, vous consentirez ?…

Elle dit avec un sourire navré et une parfaite bonne foi :

— Le devoir d’une mère n’est-il pas de se sacrifier pour son enfant ?

— Et je puis… l’épouser ? demanda-t-il pour être plus sûr.

Elle fit de la tête un signe d’assentiment.

Alors, d’une allure un peu gauche, gêné de son personnage dans cette scène où il n’apportait pas le même naturelle, le même mélange inconscient de sincérité et de ruse qui faisait la force de Claire, il s’avança vers elle en lui tendant vivement les mains.

— Vous êtes bonne, généreuse…

Mais elle l’arrêta du geste :

— J’y mets une condition… c’est que vous ne me séparerez pas de ma fille, que vous continuerez à habiter ici. Vous comprenez qu’il m’en coûterait trop…

— Oh ! ce que vous voudrez. ! s’écria-t-il.