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LEUR INSTALLATION À PARIS

isolé : « Tiens, voilà Rœmerspacher !… Oh ! pardon, monsieur, je vous prenais pour notre ami Maurice Rœmerspacher ! » Des espèces, étudiants et filles, se joignirent à eux en criant : « Rœmerspacher !… Rœmerspacher !… » Et l’on disait : « Ce sont les étudiants qui vont réclamer un camarade au poste. » Un monôme se forma ; des agents suivaient, soupçonneux. À la gare de l’Est, leur jeunesse plut : on les laissa crier. Quand le train pénétra en gare et que les voyageurs franchirent le contrôle, ce fut une clameur ininterrompue, jusqu’à ce que les cinq aperçussent enfin la bonne tête bouclée de Rœmerspacher. Les yeux étonnés par la lumière, il débusquait avec une petite valise. Tous se rangèrent sur une seule ligne, comme au régiment, et lui, en bon garçon qui se prête à la plaisanterie, et, ce qui vaut mieux, en bon esprit qui ne se perd pas à faire l’étonné, il passa devant eux, aux cris de : « Vive Rœmerspacher !  » tandis que Mouchefrin, fort échauffé, dansait à ses côtés pour figurer, disait-il, le cheval qui piaffe. Puis l’ivrogne commanda :

— Demi-tour !… Au quartier !

Au milieu d’eux, Rœmerspacher marchait gravement, mal éveillé, toutefois ému par l’importance d’une telle heure dans sa vie. Sous sa main il sentait son cœur heureux et vaste à contenir Paris. Il marchait avec force et légèreté, reconnaissant envers les ancêtres qui avaient assemblé les ressources de cette grande ville pour qu’il pût un jour y participer. Ses compagnons, comme des bêtes, bruyaient. Mais leurs cris et leurs danses, d’une façon confuse, symbolisaient à son esprit l’enivrement de cette nouvelle existence. Dans ce cortège, il s’avançait appuyé au