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LES DÉRACINÉS

bilité d’un chevalier de la Légion d’honneur. Comme ils sont une minorité, ces oseurs ! L’immense troupeau consume sa poésie à espérer qu’il sera fonctionnaire. Cartonnant, cancanant et consommant, ces demi-mâles, ou plutôt ces molles créatures que l’administration s’est préparées comme elle les aime, attendent au café, dans un vil désœuvrement, rien que leur nomination.

Successivement, Suret-Lefort, Renaudin, Mouchefrin et la Léontine arrivèrent. Celle-ci les dégoûta. Mais la face de Racadot, toujours penchée vers elle, était illuminée d’une tendresse crapuleuse. Cette grande blonde, plus fadasse qu’un café au lait de concierge, épouse infidèle d’un limonadier verdunois et que Racadot, par son bel air sous l’habit d’artilleur, avait débauchée pendant son volontariat, commença de raconter, avec l’audace que donnent les jupons, de basses histoires de tables tournantes.

Puisqu’un Suret-Lefort, tout raide de volonté, tout ardent sous sa figure congelée, pareil à ces pâtes frites enveloppant un glaçon intact et qu’apprécient, dit-on, les Chinois ; — puisqu’un Renaudin, déjà fait âpre par les difficultés ; mais consolé derrière son monocle par les ennuis de chacun, et vraiment le type de celui qui s’amuse aux exécutions capitales ; puisque l’énorme Honoré Racadot, tout onctueux de passion ; — puisque cette petite fripouille de Mouchefrin et notre Sturel, aussi, dans leur vingtième année, et touchant, à toute minute de leurs mains, de leurs genoux, de leurs corps brûlants celle table de marbre qu’ils entourent, ne la font pas, danser jusqu’au plafond, que-parlez-vous, femme Léon-