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LES DÉRACINÉS

naire. Nous avons, en huit jours, avalé notre mois.

La grosse main nue de Racadot, tenant une pomme demi-gelée, faisait peine à voir sous la bise.

— C’est ton dîner ? dit Sturel, croyant plaisanter.

— Mais oui, Mouchefrin est entré avec la Léontine dans un restaurant où nous avons plusieurs fois mangé. On lui fera crédit, et il peut toujours amener une dame : à trois, on nous refuserait… La Léontine, c’est ma maîtresse. Je dîne d’une pomme que lui a donnée un de ses amis.

Les jeunes Français, bien différents des étudiants étrangers qui partagent leur vie au quartier latin, ne tiennent pas à paraître, n’éprouvent aucune gêne d’exposer leur pénurie. Même, les fanfarons de misère abondent. Cependant Racadot s’étendit avec complaisance sur les « cent mille francs » que lui avait laissés sa mère. Il était majeur depuis un mois et saurait bien les exiger. Ayant travaillé pendant une année chez un notaire de Pont-à-Mousson, et aujourd’hui cinquième clerc dans une étude du faubourg Saint-Germain, il connaissait de belles affaires absolument sûres pour un capitaliste. Il retrouva ses avantages jusqu’à plaindre l’isolement de Sturel.

— Viens avec nous ce soir, nous avons un rendez-vous entre camarades de Nancy : le brave Mouchefrin, Renaudin qui maintenant écrit partout, Suret-Lefort qui fait son droit, pour aller chercher Rœmerspacher vers quatre heures du matin à la gare de l’Est. On passera la nuit.

De son honorable bourgeoisie provinciale, Sturel avait dans le sang une fierté qui le rendait incapable de faire des avances et d’en repousser : on le blessait aisément et il craignait toujours de blesser. Il ne