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LES DÉRACINÉS

jours, assis près d’elle aux repas, n’avait point su lui adresser un mot de politesse. Elle lui rendit le livre sans observation, mais d’un air glacé. « Tout le monde ici m’offre des leçons », pensa le jeune homme. Et très placidement il déchira la page :

— Puisque cette lettre vous déplaît, il n’y a plus qu’à la supprimer.

On se levait de table, et la jeune fille suivit sa mère, dont le regard de mouton endormi irritait l’injuste François. « Ce pauvre garçon, se disait-elle, a gâché son volume pour une susceptibilité peut-être absurde que j’ai eue. Ce n’est pas tout à fait le petit pion que j’avais cru les premiers jours. Il avait dans ses yeux un éclair qui a réveillé toute cette table de dormeurs. »

La Nouvelle Héloïse vient d’un cabinet de lecture où le jeune homme s’achemine. En longeant le Luxembourg plein de ténèbres, ce petit Lorrain, rêveur et positif, se dit : « C’est à relire toujours, pour apprendre ce que les grandes personnes appellent les sentiments tendres. Ces trois volumes, gardés pendant trois jours, me coûteront déjà dix-huit sous : à ce prix, on doit trouver un exemplaire passable sur les quais ; j’ai abîmé celui-ci, il va falloir que j’en donne le prix fort… » Et puis, il se répète la phrase sublime de Julie à Saint-Preux, dans son billet posthume : « Adieu, mon doux ami ; quand tu verras cette lettre, les vers rongeront le visage de ton amante et son cœur où tu ne seras plus. »

Douloureuse caresse des mots dont frissonne un enfant sous la nuit ! Auprès de telles syllabes, liées par un auteur qui connaissait l’amour, la musique et