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LES DÉRACINÉS

Quelle injustice ! au vrai, tous ces milieux, et quelques-uns si ardents, n’ont pas mis sur l’âme de cette petite Lorraine le hâle léger que le soleil impose aux baigneuses de Carlsbad quand il en fait d’éphémères tziganes.

Il faudrait plutôt l’admirer. Dans ces vies libres, sans entrave de parenté ni de mœurs familiales, où toutes coutumes sont confondues, quelle fermeté, quelle dignité sont nécessaires ! Sous des climats qui pourraient saisir, parmi ces jeunes gens les plus désœuvrés, les plus aimables, quel courage, quelle opiniâtre résistance ! Que de dangereuses victoires ne dût-elle pas remporter, chaque saison, dans ces pays de volupté, de la rive niçoise au Danube, où tout intéresse les sens ! Un instant de faiblesse, une inattention par griserie, bonté ! voilà pour en profiter les plus cruels amants, jeunes, forts et qui semblent rêveurs, uniquement préoccupés de l’art de vaincre avec grâce… Mademoiselle Alison traverse ces foyers comme une enfant qu’on taquine et sans faire aucune réflexion, sinon que les impertinents et les importuns pullulent.

Cette candeur, qui n’est pas de l’ignorance, met une franchise tout à fait plaisante dans ses regards et dans ses gestes. De taille moyenne, avec les détails les plus attrayants, elle se développe d’ensemble et trouve dans tous ses mouvements la ligne naturelle. Elle sait montrer des épaules adorables, des mains et des pieds comme de petits bibelots qui ne sont pas faits pour l’usage. Comment croire ce qu’elle dit : « Quand j’étais petite fille, j’avais toujours les doigts déchirés, le corps marqué de bleus et de noirs pour avoir joué avec les garçons et grimpé aux arbres… »