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LEUR INSTALLATION À PARIS

de la lune : il regarde cette jeune fille, lui sourit parce qu’elle lui est agréable, sympathique, mais ne s’inquiète pas même de son nom. Depuis six jours installé à la villa, il ignore qu’il est assis auprès de mademoiselle Thérèse Alison, sa compatriote. Mais il découvre tout à coup qu’il aimerait causer avec elle de l’avenir.

Madame Alison avait épousé un industriel brutal et débauché. Elle s’abstint de plaider en séparation par crainte de nuire à leur fille. Elle passe dix mois de l’année en voyage et à Paris avec la jeune Thérèse, qui eût gêné son père désireux d’user en pacha de ses ouvrières.

Dans une existence errante, madame Alison, profondément imbue des idées d’une petite ville, se préoccupe surtout d’éviter les soupçons que soulève aisément une femme négligée. Mais cette honnête volonté supplée mal au bon sens qui lui manque. Que font ces dames dans la maison Coulonvaux ? À la vie d’appartement, trop isolée et par là peu convenable, madame Alison préfère les mœurs au grand jour de la pension… Et puis d’agréables connaissances qu’on y fait aident à former la jeunesse… C’est par une suite de ces raisonnements gauches et puérils que la pauvre femme a placé Thérèse dans des conditions où la vraie nature de la jeune Lorraine s’est voilée. Il est mauvais de faire voyager les petits enfants et aussi les âmes des femmes. Les meilleures sont d’un seul paysage.

La multiplicité des contacts a si bien vaincu la timidité chez mademoiselle Alison, et la variété des séjours si fort réduit ses préjugés, qu’elle paraîtra aisément suspecte à une société fortement encadrée.