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LES DÉRACINÉS

toujours avoir les pieds froids. Pour jeune homme, le seul Sturel.

Un adolescent qui a du feu et rien de vulgaire intéresse aisément des vieillards pas trop souffrants et des femmes surtout. Ce nouveau pensionnaire a le bonheur de voir Paris avec des yeux tout neufs ! il est une chose qui vient subir sa destinée, une force qui désire s’épuiser !… De telles réflexions, que François Sturel, dans sa fleur de jeunesse si fière, eût éveillées chez un esprit philosophique, ne se formulaient pas nettement pour ces retraités de l’existence qui le virent un matin prendre place à leur table ; tous, pourtant, il les rajeunit d’une aimable impression de sympathie. Il n’en eut pas conscience ; il y serait, d’ailleurs, demeuré insensible. En ce jeune homme d’esprit audacieux, mais timide d’allure jusqu’à la sauvagerie, s’engendraient et grandissaient des sentiments nouveaux dont le dénombrement l’occupait tout entier.

Le désir sensuel, l’amour de la gloire, la mélancolie tourbillonnaient chez cet évadé. Depuis deux ans, la nuit, des cauchemars lui évoquant le lycée, il se réveillait en sursaut pour crier à son oreiller : « Je suis libre ! libre ! » Il ajoute maintenant : « Libre dans Paris ! » Il lui manque de comprendre sa pleine puissance et de dire : « J’ai dix-neuf ans ! »

Le jeune roi de l’univers !… Ces premiers jours furent animés de la plus violente ivresse. Il aimait le froid qui, par une douleur légère, lui prouvait que cette belle vie toute neuve n’était pas un rêve. Il trouvait de la saveur à l’air qui emplissait sa jeune et fraîche bouche, ouverte pour crier son bonheur. Ce n’était point Paris, mais la solitude qui le possé--