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DANS LEURS FAMILLES

travers du front, qu’on retrouve dans son regard ; et, s’il parle, tous les jeux de sa physionomie annoncent sa violence, des colères toutes prêtes, sans flammes généreuses. À dix-neuf ans il en paraît vingt-cinq. C’est un bourru qui ne sait pas plaire. Les femmes pourtant, mais pas des plus jeunes, le distinguaient. Son grand-père et son père demeurèrent serfs d’âme : rompus à la discipline sociale, prudents, calculateurs, et craintifs de la loi et de l’autorité. Chez Honoré, des appétits violents seraient aisément suscités par la liberté presque sauvage, hors de toute discipline, qu’on peut trouver à Paris, et par des délices contre lesquelles l’hérédité n’a pas mithridaté ses sens. C’est l’affranchi classique.

Si cette famille Racadot savait se servir de son argent avec la décence des petits bourgeois, elle aurait de la fortune. Le père Racadot, pendant la guerre, a beaucoup gagné sur les bêtes qu’il vendait aux Allemands, puis en se faisant indemniser par le gouvernement français des pertes qu’il n’avait pas faites. À sa rapine il avait associé tous les siens ; et sa femme, qui était aussi sa cousine, a laissé du fait de son père quarante mille francs, somme énorme à laquelle le jeune Honoré peut prétendre dès sa majorité, mais que le père ne veut lui remettre qu’à l’heure d’acheter une étude de notaire. Pour retarder cette date, le père Racadot accepte que son fils aille à Paris, où un jeune homme se laisse facilement tenter de prolonger son stage. Mais il fait le pauvre pour ne céder qu’une pension mensuelle de cent francs.

Antoine Mouchefrin est fils d’un photographe de Longwy (Meurthe-et-Moselle), assez brave homme,