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LES DÉRACINÉS

puleux, dépensiers et très répandus, ils possédaient une influence électorale. Henrion soutint qu’il boirait plus de bière que son grand ami Goulette : l’autre pochard releva le défi. Excités par les rires de la brasserie, ils convinrent que le perdant paierait un beau cercueil, à charge pour le gagnant de le placer dans sa chambre à coucher. Goulette, après une série indéfinie de litres, fut empêché de faire couler la bière de l’extérieur à l’intérieur par un flot qui venait en sens contraire ; il se consola d’être le second en pensant que, dans toute autre société, il eût été le premier. Il s’exécuta sans mesquinerie : le cercueil fut en cœur de chêne avec des cuivres ciselés. Henrion, comme il était convenu, le plaça près de son lit. La nuit, le bois travailla et, d’autre part, l’alcool travaillait l’homme : souvent il avait des mouches dansantes devant les yeux et d’insupportables fourmillements sur tout le corps ; il se crut étendu dans la funèbre gaine et dévoré par la vermine. En vain, avec l’aube, prit-il courage : après sept nuits, il portait le cercueil au fond de son jardin. Goulette indigné exigea qu’il le remît en place. De la Brasserie Viennoise, le rire avait débordé au « Point Central », aux « Deux Hémisphères» et sur tout Nancy, qui commentait les cocasseries de ces deux malpropres. Henrion, après un nouvel essai, fiévreux, n’en pouvant plus, expédia le fatal objet dans la chambre à coucher d’une bicoque qu’il avait à la campagne. Il satisfit, cette fois, les rieurs, mais irrita Goulette si fort que des mots ils en vinrent aux claques.

On était à deux jours du congrès. Goulette était connu comme partisan de Bouteiller, parce qu’il avait une action de la Lorraine républicaine ;