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DÉRACINÉ, DÉCAPITÉ

Surel-Lefort, lui, a dormi !

— Et Mouchefrin ? dit Rœmerspacher.

— Je le tiens pour mort,

Rœmerspacher secoua la tête :

— Racadot lui-même n’est pas mort ; son crime continuera d’agir. Je ne te parlerai plus de Mouchefrin, François ; mais te voilà responsable de la courbe qu’il va continuer à dessiner à travers la société.

Et comme Sturel, surpris de paroles qui, dans un tel moment, lui paraissaient trop dures, se taisait, son ami continua :

Après beaucoup de réflexions, je suis revenu à admettre le principe que nous donnait, il y a cinq ans, Bouteiller…

— Oh ! Bouteiller…

— Je te parle de ses paroles, non de sa conduite.

« Agis toujours de telle sorte que tu puisses vouloir que ton action serve de règle universelle. » Agis selon qu’il est profitable à la société… J’aurais dû livrer Mouchefrin, ou du moins, puisque son crime est ton secret, insister pour te convaincre. J’ai hésité : j’ai reconnu que la société, dans ses rapports avec Racadot, avec Mouchefrin, ne s’était pas conduite selon le principe kantien… Si l’individu doit servir la collectivité, celle-ci doit servir l’individu. J’ai hésité à perdre un misérable en m’autorisant d’une doctrine dont on n’avait pas songé à le faire bénéficier : car, je le reconnais, s’il a tant souffert et s’est ainsi dégradé, c’est par le milieu individualiste et libéral où il a été jeté encore tout confiant dans les déclarations sociales du lycée… Cette considération d’un cas particulier a prévalu, bien à tort, je l’avoue, contre mon respect de l’intérêt général.