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LES DÉRACINÉS

était entré. Ils demeuraient étendus, dans une demi-lumière, immobiles et muets. Des sentiments d’une atroce tristesse les emplissaient. Quand le petit jour parut sur le ciel, ils avaient le front collé contre la vitre ; cette lumière jaunâtre, qui, s’échappant de la nuit, salissait les espaces, les terrifia comme s’ils avaient vu le sang jaillissant de leur ancien ami colorer le son du panier où dans cette seconde on le basculait.

Moins d’une heure après, Renaudin entra : Racadot était bien mort : marchant lourdement à la guillotine, sans bravade, — « comme un bon gendarme lorrain ». — Une voix, de la foule qui s’en était longuement émue, avait crié : « Bravo ! » Alors quelques-uns avaient applaudi ; beaucoup avaient hué. Le reporter avait reconnu Fanfournot qui, dans cette horreur de la Roquette béante et des grands poteaux meurtriers, et de la même voix blanche qu’à la conférence, saluait le dernier acte de son maître. Renaudin faisait des efforts pour prendre un ton plaisant, mais il était verdâtre. La lumière blafarde et son insomnie accentuaient encore sur ses traits les marques précoces de l’âge ; les deux amis remarquèrent combien, en quelques années, l’Alfred Renaudin de Nancy s’était effacé sous un inconnu qu’ils écoutaient en silence. Quand il comprit qu’ils ne se piquaient pas de frivolité, il s’avoua malade, et s’en alla coucher.

— Je lui ai vu le cœur sur les lèvres, disait Rœmerspacher ; mais sous le sein gauche ?…

Au matin, ils reçurent un télégramme de Saint-Phlin : « Suis de grande amitié avec vous. »

Ils se regardèrent, et faisant un retour sur eux tous :