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LES DÉRACINÉS

après une lutte ? Mouchefrin, à le voir, prit peur. Il marcha jusqu’à l’extrémité de son promenoir. Et pour ne plus passer devant son malheureux camarade, il s’assit là-bas, dans l’angle. Au bout d’une demi-heure, il entendit une toux comme un appel, dans son dos encore. C’était Racadot qui, lui aussi, entre ses deux agents, arpentait son couloir sombre, et il était venu se placer de telle façon que, de nouveau, une fenêtre seulement les séparait ; Il faisait des signes pressants. Mouchefrin le contemplait avec des yeux grands et fixes, dans une figure de paralytique. Il y avait ceci de frappant que Racadot ne se perdait pas en témoignages d’ordre général sur sa tristesse, sur l’étonnement de se revoir ; mais, avec une indicible ardeur, il mimait des mots avec sa bouche, avec ses yeux, avec sa tête :

— Re-prendre cas-sette Ver-dun, — articulait-il fortement sans exhaler un son. Ai en-voyé perles à l’a-mie de Lé-ontine, Ver-dun.

Cette phrase, détachée syllabe, par syllabe, reprise indéfiniment, Mouchefrin, abruti dans un brouillard, la voyait en quelque sorte, mais ne la comprenait pas ; Il regardait la bouche ouverte, fermée, la série des grimaces de Racadot et ses yeux ronds et très petits, mobiles et ardents comme ceux d’une bête ; il n’en recevait que de la terreur. Il suivait sans leur donner de sens, les gestes de tout le corps ; de la tête, des coudes de son camarade, et soudain il reconnut qu’il avait des menottes… Désormais, il ne perçoit plus autre chose. Ce n’est plus du malheureux Racadot, toujours acharné à se faire entendre que ce poltron défaillant se préoccupe, c’est des gendarmes, des huissiers, des avocats qui circulent.