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LA VERTU SOCIALE D’UN CADAVRE

sinistres. — Êtes-vous en état de me comprendre ? Ne répondez rien au juge. Refusez de signer. Laissez-vous accuser, laissez-vous questionner… Ne dites rien. Je te ferai acquitter, Mouchefrin. Dès aujourd’hui, je verrai Bouteiller.

Qu’ils se taisent, peu importe ! Nous les entendons. Leur respiration, les battements de leur cœur, tout le mouvement déterminé en eux par une telle nuit commandent leur sentiment, leurs paroles intérieures, qui, avec des différences de tonalité, s’unissent.

J’entends la femme. « J’étais née pour le malheur, dit-elle. Nous étions trop bons. On n’a pas fait pour nous le quart de ce que nous faisions pour les autres. Racadot a nourri Mouchefrin. Racadot a mis en valeur Suret-Lefort, Sturel, Rœmerspacher. Tous nous rejettent… La chose doit retomber sur leurs têtes. »

Et Mouchefrin dit : « Qu’est-ce que je demandais ? Rien qu’à manger. Au collège, je les valais tous. J’aurais été aisément un grand médecin… Les autres en font bien plus que nous. » Et Fanfournot : « M. Racadot est un homme de génie. Il ne parlera pas. Mon devoir, c’est d’être fidèle à sa maîtresse et à Mouchefrin. Je vois que, s’il a risqué sa vie au lieu de croupir dans la médiocrité, c’est parce qu’il avait une énergie admirable. »

On peut distinguer aussi la pensée de Racadot dans sa prison : « Que va devenir, dit-il, la pauvre Léontine, qui m’est si dévouée et dont j’ai fait le malheur ? »

Ah ! si distinctes pour qui se penche sur cette misérable chambrée, ces effusions se mêlent et se