Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/459

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
449
LA VERTU SOCIALE D’UN CADAVRE

d’écouter sa voix comme une voix primitive. Les mots, tels que savait les disposer son prodigieux génie verbal, rendent sensibles d’innombrables fils secrets qui relient chacun de nous avec la nature entière. Un mot, c’est un murmure de la race figé à travers les siècles en quelques syllabes ; c’est le long écho d’un grognement de l’humanité quand elle sortait de la bestialité. On y trouve le premier éveil mystérieux de notre ancêtre qui, s’étant dressé sur ses pattes de derrière, s’exprima. L’individu alors se différenciait peu de l’espèce, voire de l’animalité entière ; nous n’avions pas non plus séparé le monde moral du matériel. À cette fraternité, à cette communion, les mots maniés, assemblés, restitués dans leur jeune splendeur par Hugo nous font participer : c’est directement que leur force mythique agit sur notre organisme ; par l’agencement et la force de son verbe, Hugo dilate en nous la faculté de sentir les secrets du passé et les énigmes du futur ; il jette des lueurs sur les étapes de nos origines et sur la direction de l’avenir… Parole, parabole, de παρα (para) et βαλλειν (ballein), « jeter à côté : » plusieurs de ses paroles nous ont vraiment menés sur les bords de ce double abîme dont il parlait volontiers, gouffre d’ombre sous nos pieds, gouffre de lumière sur nos têtes.

François Sturel, familier avec Hugo depuis les lectures qu’au collège leur avait faites Bouteiller, prolongeait sa promenade parmi ces masses grouillantes et en recevait de l’excitation. « Chacun de ces hommes, se disait-il, appartient à la vie isolée, et peut-être à une vie fort canaille, par ses actes, mais à la vie en commun par sa sève. La sève nationale aujourd’hui est en émoi, et voilà que tous ces indi-