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LA VERTU SOCIALE D’UN CADAVRE

famille et les vingt maires de Paris avaient accompagné le long de l’avenue d’Eylau, depuis cinq jours avenue Victor-Hugo, l’illustre dépouille qu’on allait installer pour vingt-quatre heures d’apothéose sous l’Arc de Triomphe. Dix mille personnes attendaient. « Tête nue ! » cria-t-on quand s’éleva sous le monument l’hôte des six cent cinquante-deux généraux de l’Empire.

Tout le jour ce fut le défilé de Paris dont les rangs pressés se formaient avenue Hoche, pour s’écouler par l’avenue du Bois. Haussée sur un double piédestal de velours violet, une immense urne qui montait jusqu’au cintre proposait aux plus lointains regards le cercueil. Partout des écussons dans des trophées de drapeaux affichaient comme des devises glorieuses les titres de ses œuvres. Leurs noms, toujours jeunes dans l’esprit de ce peuple parisien, habitué des théâtres ou des lectures par livraisons, protestaient contre l’idée de mort. Un immense voile de crêpe, dont on avait essayé de tendre l’angle droit de l’Arc de Triomphe, paraissait, des Champs-Elysées, une vapeur, une petite chose déplacée sur ce colosse triomphal. La garde du corps, confiée aux enfants des bataillons scolaires, était relevée toutes les demi-heures pour qu’un plus grand nombre participassent d’un honneur capable de leur former l’âme.

Ces enfants, ces crêpes flottants, ces nappes d’admirateurs épandues à l’infini et dont les vagues basses battaient la porte géante, tout semblait l’effort de pygmées voulant retenir un géant : une immense clientèle crédule qui supplie son bon génie.

Aux premières heures de la nuit, ce dimanche, vers l’instant où la foule entraînait François Sturel,