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LA VERTU SOCIALE D’UN CADAVRE

l’avenir ; bravo ! camarade parfait. Applaudissons ! Ta générosité, qui leur sauve la vie, est un arrêt de mort pour d’autres inconnus. Poursuis ton propre développement, sans te souiller à faire le justicier, — et puis il y aura deux bandits qui, par ton bon plaisir, avec ton laissez-passer, chercheront une autre victime… »

Protestant avec horreur contre ce sermon, Sturel se leva ; il descendit dans la rue ; il s’appliqua à dissiper tous les aspects de cette dialectique. Dans une brasserie, il se fit servir à dîner ; la fièvre l’empêcha de rien manger. Un quart d’heure après, il se présentait à la porte du café Voltaire et fît demander Rœmerspacher et Suret-Lefort, qui le rejoignirent sur le trottoir, tout atterrés par les journaux.

Après des interjections, où se manifestait l’étonnement et l’horreur de tous ces camarades qui furent, on peut dire, des compagnons de lit, Rœmerspacher déclara :

— Mouchefrin doit en être.

Sturel, aussitôt, leur demanda l’engagement de se taire, puis il raconta sa rencontre sur la berge de Billancourt. Enfin il conclut :

— J’hésite sur la résolution à prendre. Je ne veux pas en avoir seul la responsabilité. Nous formions un clan ; nous avions en commun certaines conceptions : c’est nous son vrai jury.

— Le plus simple, dit Suret-Lefort, c’est que tu n’aies rien vu, rien entendu, rien su. Comme témoin, tu seras convoqué trente fois chez le juge d’instruction, mécanisé par l’avocat à l’audience. Laisse tout cela.

Rœmerspacher se prononça avec une grande fermeté :