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LES DÉRACINÉS

ânonnent : et ces simples rappelleraient tantôt le « dénonciateur » tantôt « celui grâce à qui… » Mais enfin la vérité serait celle-ci : ils étaient de Villerupt, de Gustines, de Neufchâteau ; ils sont partis ensemble du lycée de Nancy pour Paris ; Mouchefrin pendant trois années a maigri faute de nourriture, et Sturel, pour finir, l’a fait guillotiner.

Sa rêverie se fixait sur cet aspect qui, maintenant, se substituait à tous les précédents : c’était comme un tableau vivant ; l’idée prenait des formes sensibles. Avec une troupe de jeunes cavaliers, il entre dans la vie ; tous jeunes, tous beaux, confiants en eux-mêmes et dans leurs camarades. Ils passent les barrières de Paris ; mais, voici que, de toutes les fenêtres, Paris tire sur eux. Deux sont atteints : Mouchefrin, Racadot ; Sturel, plus heureux, intact, s’élance, les désigne, les pousse à bas de cheval, aide à les jeter à l’égout… Il sua de son épouvante en reconnaissant qu’il était ce traître qui traîne par les pieds un ami.

La cloche du dîner vainement sonna. La nuit vint. Il regardait dans la rue l’allumeur approcher sa lance des réverbères ; en même temps, malgré lui, des choses indifférentes, des mots, des images, passaient devant son esprit. Il se rappela que Renaudin avait reçu un mot de remerciement de ce général Boulanger qui avait, à Tunis, des querelles avec le résident, et il s’étonna qu’un général prît la peine d’écrire à un reporter. Il restait engourdi dans la complète obscurité, s’appliquant à maintenir le silence et son immobilité pour vivre le moins possible ; il lui était intolérable d’examiner son cas : ainsi le malade s’efforce de fuir l’idée de sa douleur