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LES DÉRACINÉS

peu d’amis de cette intimité. Non qu’il leur soit lié par une vive affection, mais ils ont de nombreuses parties communes : on ne vit pas ensemble quinze années, surtout dans l’âge où l’on se forme, en gardant son autonomie. Si l’on coupe la tête à Racadot, à Mouchefrin, on anéantira des cellules très nombreuses qui ont été excitées à la vie par des idées de Sturel. Ce mot « césariser » de qui Racadot le tient-il ?

La gravité de son rôle, dès la première heure, lui apparut : c’est lui le témoin décisif. Il différait de prendre une résolution jusqu’à ce que se fussent vérifiées ou dissipées les tragiques hypothèses qu’il ébauchait depuis quatre jours. Aujourd’hui son pressentiment, qui jusqu’alors tremblait, vient de se solidifier en certitude. Il va donc conclure son réquisitoire intérieur et juger ces deux hommes ? Non pas ; il rejette des circonstances qui veulent le salir, le troubler. « Qu’ai-je à me mêler à cette ignominie ? Quelle est cette destinée d’être associé à des bandits ? Et dans la semaine où je participe avec une si bienfaisante vivacité à la gloire de Victor Hugo ! » À tout prix il sortira de soi-même et de cette Morgue pour se jeter dans l’atmosphère du cadavre héroïque. Vain projet d’évasion ; en réalité, il piétine. Tout à l’heure, il n’a pas poussé Racadot ; il n’osa pas, les yeux dans les yeux, lui dire : « Mon garçon, je t’ai rencontré, avec Mouchefrin et madame Aravian, sur la berge de Billancourt. » Il se gardait cet argument de se prétendre trop mal informé pour agir.

Sans doute, il serait beau qu’en la conjoncture il trouvât une règle certaine. On pensera que chaque